Vous rappelez-vous M. Bohlwinkel ?
Mais si, faites un effort. Je sais, c'est dur... Cà y est ? Vous y êtes ?
Mais oui, il s'agit de ce personnage secondaire dans "Tintin et l'étoile mystérieuse", financier juif américain (originellement appelé Blumenstein par Hergé), qui symbolise à lui seul tous les préjugés antisémites véhiculés en Europe à l'époque : l'affreux "financier juif" riche à force de cupidité, prêt à tuer pour plus d'argent, malhonnête, laid, sans valeurs morales... Je ne ferai pas ici le procès d'Hergé, qui par ailleurs dénonça sans ambiguïté les dictatures fascistes ou communistes dans "l'oreille cassée","le sceptre d'ottokar", et "l'affaire tournesol". Mais force est de reconnaître qu'il s'était montré pour le moins complaisant avec les préjugés antisémites de son époque. Hergé exprimait et entretenait dans cette caricature les clichés qu'une part importante des opinions européennes véhiculait sur les juifs au début du siècle dernier.
Aujourd'hui, l'antisémitisme n'est pas mort, loin s'en faut. Mais quiconque s'aviserait d'accorder quelque crédit à cette représentation de très bas étage des juifs ou de la culture juive serait fort heureusement ipso facto ringardisé et tourné en ridicule. La caricature péjorative xénophobe de l'autre serait-elle un genre en voie de marginalisation ? voire...
Erik Svane, journaliste américain en poste dans notre beau pays depuis plusieurs années, se demande sur son excellent site bilingue (que je regrette de ne découvrir que maintenant), si "l'américain" n'est pas en train de devenir le nouveau "sale juif" d'une partie de l'opinion française, et si certains humoristes ne sont pas en train de faire subir au "yankee" le même sort détestable que les auteurs de la fort mal nommée "belle époque" faisaient subir aux "youpins". Ainsi, le Stallone des guignols de Canal+ ressemble en de nombreux points au Bohlwinkel d'Hergé :
" ... la différence entre leur Stallone et les autres marionnettes est qu'elle est la seule qui ne soit pas la caricature d'une personnalité, mais celle de tout un peuple. (D'ailleurs, on voit souvent deux ou trois Stallones, voire des salles entières, dans leurs sketches.) Et ce peuple est toujours bête, borné, mesquin, fourbe, raciste, barbare, incapable de raisonner calmement, avide de dollars et de pouvoir, fou de guerre, responsable de la grande majorité des malheurs de ces 60 dernières années, et sans le moindre amour pour son prochain, fût-il étranger ou américain. En un mot, l'Américain, sans valeurs réelles, est tout sauf humain. Il ne serait par conséquent pas trop recherché de dire que le "Yankee" (...) est inférieur : c'est un monstre pour qui les gens raisonnables doivent alternativement afficher du mépris, de la colère, ou de la crainte. "
"De ce point de vue, le Stallone de Canal + n'est ni plus ni moins la version moderne de la caricature des Juifs du 19e siècle. Trouve t'on cette comparaison exagérée? (Les Guignols sont loin d'être les seuls ; pensez à certains dessins dans Le Monde, ...). Souvenez-vous des dessins grotesques de l'époque : selon le préjugé qu'ils reflétaient, le malfaisant "Youpin" ricanant diaboliquement, était mesquin, ne partageait pas "nos" valeurs, ne serait intéressé que par le "fric" (au risque même de provoquer la guerre), etc. En tous points de vue, donc, il était inférieur, inhumain, monstrueux. Où se trouve la différence? "
On pourrait en rester là, et se contenter de railler l'ineptie d'un Bruno Gaccio ou de ses complices co-scénaristes des " guignols " dont l'insignifiance m'a fait oublier le nom.
Mais cet anti-américanisme aux odeurs de plus en plus nauséabondes, dont les guignols sont certes le reflet, la chambre d'écho, mais pas la source - ne leur donnons pas plus d'importance que leur indice d'audience ne leur en confère - commence hélas à trouver des prolongements comportementaux particulièrement affligeants dans la société française.
Abondamment repris par la blogosphère, cet article paru dans "le parisien" semble indiquer l'émergence de comportements agressifs de français, de toutes origines, contre des citoyens dont le seul "tort" est de posséder un passeport US. Et l'on peut craindre, en lisant l'article, qu'il ne s'agisse pas uniquement d'une exagération d'un épiphénomène mais d'une tendance de fond. Conjugués à la recrudescence des actes antisémites, ces lynchages tantôt verbaux, tantôt physiques, font resurgir le spectre d'époques douloureuses que nous avons trop vite cru reléguées aux oubliettes de l'histoire.
Tout le problème est de savoir pourquoi il y a tant d'aigris, toujours prompts à créer des catégories de sous-hommes qui serviront à exorciser la haine qu'ils portent en eux. Et pourquoi, curieusement, ces gens professent le plus souvent une méfiance tenace envers la liberté des individus d'agir comme bon leur semble tant qu'ils n'attentent pas à celle des autres.
Oh, ils vous diront qu'ils ne détestent pas les américains, mais plutôt " la politique américaine ", " leurs dirigeants ", " George Bush ", mais c'est oublier que le dénigrement systématique des dirigeants américains, quelles que soient leurs décisions, a commencé bien avant Bush, et que si ces dirigeants sont " des demeurés, ignares, bigots (ou obsédés sexuels, selon le profil), vendus aux multinationales et impérialistes " depuis si longtemps, c'est quand même que le peuple qui les élit souffre un peu des mêmes maux. J'exagère ?
Pourtant, des conversations avec des gens pourtant peu suspects d'insuffisance cognitive (Ingénieurs, entrepreneurs, médecins, consultants...) montrent que ces clichés sur les Américains envahissent largement les esprits. Ainsi, une personne pourtant fort cultivée m'affirmait sans rire que " si les Californiens, qui sont pourtant les moins demeurés (sic) des américains, sont capables d'élire un saltimbanque réac comme Arnold Schwarzenegger, sans aucune expérience politique, alors imaginez ce que ce peut être ailleurs, dans cette Amérique profonde capable de voter pour un bigot demeuré comme Bush ? ". D'autres assimilent le patriotisme américain certes fort démonstratif à du " fétichisme " (si !), ou bien le jugent " indécent ", et même des gens très sérieux, avec des positions sociales relativement élevées, affirment qu'entre Bush et Saddam, voire Hitler, il y a somme toute peu de différences (curieusement, ces gens ne citent jamais Staline ou Pol Pot, mais passons). Ces imbécillités que l'on pourrait croire réservées à des discussions de bistrot entre pochetrons même pas titulaires du certificat d'études primaires, sont hélas proférées en toute bonne foi sur le ton des certitudes gravées dans le marbre de la science par des personnes dont l'éducation et la position sociale sont d'excellent niveau. Inutile de dire qu'en creusant un peu, tous ces gens avaient une connaissance plus que superficielle du contexte de l'élection californienne, du système démocratique américain et de son équilibre des pouvoirs, de la culture américaine ou des racines du patriotisme américain. Bref, des phrases toutes faites, prêtes à penser, sans fondement autre que des caricatures fondées sur un complexe de supériorité injustifié, deviennent "l'effroyable vérité" sur les Etats-Unis d'Amérique et les Américains.
Par conséquent, il est spécieux de prétendre que les préjugés anti-américains ne concernent que leurs dirigeants. L'anti-américanisme d'aujourd'hui, que l'on voudrait nous faire passer pour une posture intellectuelle réfléchie basée sur la raison et la morale, n'est qu'une résurgence des haines les plus inavouables du passé, qui envoie le yankee moyen, nécessairement obèse et inculte, rejoindre l'anglais, le boche, le juif, le fellouze, et bientôt sans doute le libéral, au panthéon des ennemis de masse d'une certaine intelligentsia, avec l'assentiment de nombreux idiots utiles par trop conditionnés par le matraquage ambiant pour conserver un regard critique vis à vis du message dominant.
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