Je suis en train de relire avec un intérêt non dissimulé "la nomenklatura - Les privilégiés en URSS", de Mikhaïl Voslensky, historien soviétique, nomenklaturiste lui même, passé à l'ouest en 1972. Le livre est paru en 1980 aux éditions Belfond.
Vous vous demanderez certainement ce qui motive mon intérêt soudain pour pareille vieillerie, alors que le régime soviétique est mort et enterré à peu près partout où il a sévi depuis environ 15 ans, même si quelques dinosaures cacochymes tentent de le faire survivre sur quelques confettis de notre blog, pardon, notre globe, au grand dam de leur peuple affamé et réprimé.
N'oublions jamais
J'ai lu cet ouvrage pour la première fois en 1982 ou 83. J'avais donc 14/15 ans. Ce livre a beaucoup fait pour transformer un anti-communisme "instinctif" plus lié à l'éducation que j'avais reçue qu'à mes propres réflexions, en un anti-communisme rationnel fondé sur une base argumentaire solide. Aujourd'hui, face au regain de popularité de l'idée communiste (parfum original ou déclinaison Trotskiste) dans une frange croissante de la population, au PCF et à sa gauche, il m'a paru utile de ressortir ce vieux livre de poche de l'oubli, pour raffraichir ma mémoire et celle des (trop rares) lecteurs de ce blog. De même qu'il est important de se souvenir des horreurs commises par ce régime ou par d'autres, il relève du "devoir de mémoire" que d'en rappeler le fonctionnement "quotidien".
Le livre comporte quelques faiblesses liées au parcours personnel de son auteur. Lorsqu'il tente de comparer l'économie capitaliste et l'économie communiste, il montre qu'il n'a pas compris l'essence même du capitalisme libéral, même s'il a très bien analysé quels étaient les mensonges de la propagande communiste sur le capitalisme. Comment le lui reprocher ? Ayant vécu plus d'un demi siècle sous la chappe de plomb intellectuelle de la science officielle soviétique, et étant arrivé à l'ouest en 1972, à une époque ou même les USA et l'Angleterre étaient rongées de l'intérieur par un welfare state par trop envahissant, il ne pouvait guère développer qu'une vision faussée du fonctionnement de l'économie des pays occidentaux.
Si l'on oublie cette seule et très marginale réserve, l'ouvrage constitue une analyse historique, économique et sociologique exceptionnelle des fondements des sociétés communistes par quelqu'un qui les à vécues de l'intérieur, à un niveau suffisamment élevé pour avoir accès à toutes les informations nécessaires pour étayer rigoureusement son analyse. Notamment, la comparaison du niveau de vie des quelques privilégiés du régime à celui des millions de citoyens "ordinaires" est absolument remarquable.
Qu'était-ce que la Nomenklatura ?
Le point essentiel que développe Voslensky (et développé avant lui par Jacek Kuron et Karel Modzelewski à propos de la société polonaise avant l'éclosion de "solidarnosc") est que le système soviétique était d'abord un gigantesque système de confiscation de la valeur ajoutée ("plus value" dans la terminologie marxiste reprise par l'auteur) créée par les "travailleurs" par une classe d'exploiteurs, à savoir la nomenkaltura. Le terme n'est pas une invention occidentale: c'était bien la "nomenclature officielle" de tous les postes à haute responsabilité attribués par le parti, des membres du politburo ou du comité central du parti aux directeurs locaux de section du parti, d'usine, de kholkoze...
Cette nomenklatura, en URSS, était composée d'environ 3 millions de personnes (pour une population de 250 millions environ), soit environ 800.000 nomenklaturistes en fonctions et leurs familles. A cette liste de personnes jouissant de conditions de vie privilégiées auto-accordées, il fallait ajouter environ 20 millions d'autres membres du parti et leurs familles, qui ne jouissaient pas de privilèges aussi importants mais qui "ramassaient les miettes" laissées par les nomenklaturistes et espéraient pouvoir intégrer le saint des saints. Les couches basses du parti étaient l'antichambre de la privilégiature. cette privilégiature représentait donc 1,2% de la population et son vivier d'où s'opérait la sélection de cette élite 8 autres pourcent.
Voslensky ne peut donner, faute de statistiques économiques sérieuses et fiables, un chiffre précis de confiscation de la valeur ajoutée par l'état soviétique. Mais, à partir des différents taux officiels de taxation de la production et de la consommation en URSS, et quelques autres données, il estime que cette part de la valeur ajoutée transférée aux véritables propriétaires de l'appareil productif était supérieure à 80%. Oui, quatre-vingt !
Confiscation capitaliste et confiscation communiste
Osons un parallèle avec la part de la valeur ajoutée hors taxes transmise à l'actionnariat et au salariat dans les pays à économie de marché (libre ou contrarié). En France, depuis la fin de la guerre, la part de la valeur ajoutée redirigée vers les salariés (salaire et charges) a oscillé entre 58% et 70%, la moyenne s'établissant autour de 63%. Soit environ 53% en incuant la TVA dans le calcul.
La comparaison chiffrée est délicate car les structures fiscales des deux systèmes sont totalement différentes. Mais elle donne, dans les grandes lignes, une vision claire de la différence flagrante entre les démocraties libérales ou social-démocrates, et les anciennes dictatures du bloc de l'est. Un pays capitaliste moyen redistribue environ 50 à 60% de la valeur ajoutée TTC vers les salaires (charges comprises, les charges salariales, assurance maladie, retraites et allocations familiales our l'essentiel, constituant du salaire différé), les dictatures communistes en redistribuaient moins de 20%, les 80% restant se partageant entre les nomenklaturistes, l'appareil militaro répressif nécessaire pour contraindre le bas peuple d'accepter de se faire tondre ainsi, et, il est vrai, quelques investissements d'infrastructure et d'équipements publics qui servent généralement d'alibi aux défenseurs de ces régimes et dont nous verrons plus loin ce qu'il faut en penser. Voslensky ne peut chiffrer la part des 80% qui revient ainsi indirectement au peuple mais elle reste assez faible.
Quand le mouton ne se laisse pas tondre...
Cette redistribution fortement contrainte vers les classes privilégiées a d'innombrables effets pervers que le livre recense. Bien entendu, la militarisation du travail et l'absence de liberté de contester le système sont les deux premiers éléments qui viennent à l'esprit. Car si les individus avaient été laissés libres de ne pas travailler, ils auraient refusé de travailler d'eux mêmes à de telles conditions. Par conséquent, la loi obligeait les individus à travailler pour un employeur de l'état sous peine d'accusation de "parasitisme" qui vous menait droit... En camp de travail. Pratique pour déclarer qu'il n'y a plus de chômage. En contrepartie, les travailleurs étaient incroyablement peu motivés. Il en résultait une productivité incroyablement faible des salariés, malgré les incitations ou la coercition développées pour leur faire suer le burnous. La NEP (années 20), le Stakhanovisme (années 30) et la quasi généralisation du paiement "à la tâche" n'y faisaient rien : le travailleur soviétique tentait d'échapper à sa condition d'exploité en minimisant sa contribution au bien être de ses exploiteurs. Il était en cela "aidé" par la faible capacité d'investissement laissée aux entreprises, qui rendait les équipements rapidement obsolètes, diminuant la productivité du travail.
Des biens de consommation et des services médiocres et en faible quantité
L'autre effet pervers connu en occident était celui de la pénurie chronique de biens de consommation pour le peuple. Il en résultait que la part des revenus et du temps libre passé à s'approvisionner en produits de base (aliments et vêtements) était hors de proportion avec ce que même les familles les moins favorisées connaissent en occident depuis longtemps. L'URSS était connue pour le développement incroyable des files d'attente devant les magasins d'état. Un aspect moins connu est l'incroyable médiocrité des produits disponibles, stigmate que la plupart des produits "made in russia" portent encore malgré la sortie du communisme, la voie du redressement étant longue et semée d'embûches. Le symbole occidental de cette médiocrité est le nombre de blagues circulant sur les automobiles Lada, dont le 4x4 "niva" vient encore d'être classé bon dernier au classement de la fiabilité des organismes de contrôle technique... Il faut également souligner le manque total de diversité de l'offre de produits de base, sans même parler des biens évolués, contrastant avec les milliers de références disponibles dans la moindre grande surface de campagne chez nous.
Quant aux services publics soviétiques, leur qualité variait du moyen au déplorable pour le peuple, surtout du fait de l'incapacité de l'économie soviétique de maintenir à niveau des équipements qui pouvaient certes être tout à fait présentables à l'état initial. Ainsi les routes soviétiques, les transports collectifs de surface (à l'exception notable des équipements "vitrines du régime" comme l'extraordinaire métro de Moscou, et celui de Léningrad), les hopitaux, les locaux publics, les équipements sportifs, offraient il un aspect et un niveau de service calamiteux. Quant à la gratuité des services, elle était de pure façade: tout d'abord rappelons que ces services étaient issus d'une "pression fiscale" énorme, et de surcroît, il valait mieux avoir quelques biens rares ou quelques devises à donner à un médecin de qualité pour qu'il se déplace dans un délai acceptable.
une privilégiature à deux vitesses
Bien entendu, le parti réservait à sa nomenklatura, "héros de la construction du communisme", des services spéciaux de bien meilleure qualité. Centres de soin, de vacances, et surtout écoles et universités richement dotées contrastaient avec ceux réservés au peuple. De même l'accès aux études supérieures était il beaucoup plus difficile pour les enfants du peuple (il fallait être très doué !) que pour un enfant de la nomenklatura, même intellectuellement médiocre: la place du peuple est à l'usine pour se faire exploiter, pas à l'université ! Pour autant, peut on dire que tous les privilégiés d'URSS vivaient comme des nababs ?
Seul le train de vie des nomenklaturistes de classe supérieure (les "1,2%") était incroyablement supérieur à celui du peuple. Les "simples membres" du parti (soient les 8% de pré-nomenklaturistes), cadres techniques de la nation, techniciens, ingénieurs, intellectuels, médecins, enseignants, utiles au fonctionnement du pays, mais pas suffisamment puissants politiquement, jouissaient certes d'avantages, mais jamais une famille française d'employés modeste n'aurait voulu échanger son niveau de vie contre celui de ces "privilégiés de second rang". C'est un des paradoxes étranges des systèmes communistes: bien que les privilèges des membres du parti y soient importants par rapport aux conditions de vie du peuple, ils ne grantissent qu'un train de vie médiocre à l'immense majorité des privilégiés "de rang inférieur" comparés aux standards en vigueur dans les pays capitalistes libéraux.
Certes, Voslensky rappelle que le train de vie des membres du bureau politique du parti (le Politburo, l'équivalent soviétique de la "coupole" mafiosa, une douzaine de personnes) était digne de celui des milliardaires américains (mais ceux ci étaient bien plus que douze déjà à l'époque), et que celui de la strate immédiatement inférieure de la nomenklatura (quelques dizaines de milliers de personnes) valait bien celui des cadres supérieurs de l'ouest, qui eux se comptaient déjà par millions aux USA à époque comparable. Mais les simples membres du parti faisaient déjà "pitié", vu de l'occident.
De bien pauvres cadres moyens
Oh, ils pouvaient bien disposer de logements meilleurs que ceux du commun des mortels, et étaient certains de ne pas se voir imposer le partage d'un appartement avec une autre famille. Mais 3 pièces de taille correcte pour 3, dans des immeubles aux parties communes délabrées, voila qui ne fera pas saliver l'employé de bureau en France. De même, alors que dans les années 70, un "homme du peuple" devait épargner... 7 ans de salaire (!) pour s'offrir une voiture (10 mois à l'époque en Europe de l'ouest, 7 aujourd'hui...), un nomenklaturiste pouvait espérer être motorisé plus vite. Mais pour rouler dans quoi ? Un salarié moyen des années 70 n'aurait pas roulé dans une de ces Lada qui en occident se vendaient aux vieux désargentés et aux étudiants fauchés. Le citoyen soviétique qui pouvait se procurer des devises (ce qui n'était pas le cas de tous, loin s'en faut) pouvait acheter en dollars des marchandises d'importation dans des magasins ou le rouble était interdit (un pays interdisant sa propre monnaie dans ses magasins "de luxe", voila qui en dit long sur la valeur réelle de la monnaie...), mais ces marchandises étaient accessibles à tous à des prix bien plus bas dans toute grande surface ou magasin spécialisé de l'ouest. Ce type d'exemple pourrait être multiplié à l'infini.
Cela se comprend fort bien: le PIB par habitant était si bas, faible productivité oblige, que même un prélèvement fort au profit de la nomenklatura ou de sa salle d'attente ne suffisait pas à garantir à cette dernière, soit moins de 8% de la population, un train de vie simplement "médiocre" atteint par plus de 80 % en France (globalement, tous ceux au dessus du "seuil de pauvreté") dans les années 70. Seule la "nomenklatura supérieure" pouvait se comparer (à condition de ne pas regarder les détails...) aux classes supérieures occidentales, et encore celles ci étaient incommensurablement plus nombreuses que leurs homologues soviétiques.
Les misérables
Quant aux 91% de soviétiques restant, leurs conditions de vie étaient tout simplement minables: en matière de logement, l'état soviétique avait décrété que la surface habitable (hors pièces sanitaires, tout de même) nécessaire à la vie d'une famille était de... 9m2 MAXIMUM par personne. Neuf mètres carrés maxi ! A Moscou, plus de 20% des appartements étaient partagés (deux familles), et la surface moyenne des pièces d'habitation disponibles pour le bon peuple corvéable à merci était de... 7m2 par personne ! Dans les autre domaines de la consommation, la situation n'était pas meilleure. Ces difficultés s'accroissaient pour ceux qui n'habitaient pas les grands centres urbains vitrine du régime, sans parler des républiques non "grand-russiennes" d'asie centrale. Heureusement que le régime avait fini, de guerre lasse, par laisser se développer un secteur parallèle (en clair: marché noir, très faiblement légalisé sous Gorbatchev) qui a évité que le couvercle du chaudron social qu'était devenue l'URSS ne saute, jusqu'en 1991.
Voslensky expose bien d'autres aspects du système nomenklaturiste. Son analyse historique et sociologique des purges staliniennes, de la diplomatie soviétique, du népotisme de l'élite, où du système de vénalité des charges qui distribuait les postes à responsabilité au sein de la nomenklatura, valent leur pesant d'or. Mais le dernier point remarquable de l'ouvrage est sa réfutation de la théorie des derniers défenseurs du marxisme comme quoi les premiers dirigeants de l'URSS auraient sincèrement voulu le bonheur du peuple, et que seule la confiscation du pouvoir par l'odieux Staline aurait "dénaturé" la dictature du prolétariat. "Le communisme ? On ne l'a jamais vraiment vu à l'oeuvre !", vous disent-ils.
C'est bien là le "communisme réel"
Voslensky taille en pièces cette affirmation. Lénine avait bel et bien envisagé le communisme comme un système d'exploitation de classes au profit du parti, la répression sauvage des récalcitrants a commencé dès la mise en oeuvre du pouvoir communiste (ce point sera magistralement confirmé et étayé par Stéphane Courtois et son livre noir du communisme dans les années 90), et l'auteur démontre avec brio que tout système visant officiellement à abolir la propriété privée en la transférant à "l'état pour le peuple" ne peut aboutir qu'à établir un système d'exploitation de nature esclavagiste au profit de la classe bureaucratique s'assurant la maîtrise des leviers de décision au sein de cet état.
Voter rouge, c'est voter mort
A l'heure où la France semble demeurer le dernier bastion des admirateurs du communisme, où les trotskistes de tout poil et Attac prospèrent électoralement sur le terreau du pourrissement d'une nomenklatura française dont les agissements ne sont pas sans présenter quelques similitudes (lointaines, concédons le) avec celle de l'ex URSS, il m'a paru important de rappeler, à travers l'ouvrage de Voslensky, vers quel type de société tous ces néo-communistes veulent nous amener. Combien de personnes qui trouvent Arlette Laguiller "sympathique" ou Olivier Besancenot "sincère" connaissent cette réalité ?
Vous êtes à deux clics d'acheter un bon livre pas cher
Seul défaut du livre: Il n'est plus édité. On en trouve encore quelques uns d'occasion chez Amazon à prix modique. Alors si le sujet vous intéresse, n'hésitez pas, ce livre est un témoignage exceptionnel sur une des sociétés les plus calamiteuses et perverses de l'époque récente.
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