Ainsi donc, une tuerie aveugle et abjecte, 200 morts et 1200 blessés, à quatre jours d'une élection majeure, ont provoqué le plus soudain et inattendu revirement de scrutin de l'histoire récente des démocraties, et ont chassé du pouvoir exécutif espagnol un gouvernement au bilan économique et social pourtant impressionnant, qui avait sorti ce pays d'une spirale de déclin dans laquelle trop d'années de kleptocratie socialiste l'avaient plongé. De nombreux libéraux français sont aujourd'hui en deuil, fustigent la récupération des attentats par les socialistes espagnols (Cf. cet article de Revue Politique), et certains s'oublient en allant jusqu'à taxer le peuple espagnol de lâcheté, d'avoir succombé à l'esprit de Münich, et autres amabilités.
Au risque de me faire descendre en flammes par mon propre camp, je suis désolé de dire que je trouve l'interprétation de certains de mes frères de pensée quelque peu abusive. La faute de la défaite du Parti Populaire Espagnol incombe certes en priorité aux islamo-nazis d'Al Qaeda, mais aussi à l'incompréhensible faux pas de JM Aznar lui même, qui a, en trois jours tragiques, dilapidé un formidable capital de sympathie et de confiance que 8 ans d'indéniables succès économiques avaient su consolider, et que l'opposition semble-t-il majoritaire du peuple espagnol à l'intervention en Irak n'avait pas réellement entamée, celui ci estimant jusqu'à jeudi que cette divergence avec son gouvernement pesait de peu de poids face à son remarquable bilan. Comment Aznar a-t-il pu aussi mal gérer les trois premiers "jours d'après" ?
Dans toutes les démocraties bipolaires occidentales (comme les USA, Angleterre, Espagne, Allemagne), caractérisées par des scrutins politiques décisifs à un seul tour, une élection se gagne et se perd autour des 10 à 15% d'électeurs qui constituent le ventre mou de l'électorat, qui par leur attitude, abstentionniste ou participative, tantôt à gauche, tantôt à droite, font et défont les majorités. Chaque pôle fort de la vie politique a un gros noyau dur d'électeurs qui de toute façon ne changeront pas d'opinion. Sur les 42% d'électeurs socialistes espagnols, on peut considérer que 30 à 35% auraient voté socialiste de toute façon, parce que là est leur conviction. En tant que libéraux, nous pouvons être persuadés qu'il se trompent, mais certainement pas considérer leur vote cohérent dans le temps comme une lâcheté face à la tragédie frappant l'Espagne.
Reste le cas des environ 10 à 15% d'électeurs qui ont au dernier moment porté leur choix sur le PSOE plutôt que sur la pêche à la ligne ou le PP. Certes, on ne peut pas nier qu'un réflexe de peur ait pu influencer certains d'entre eux."Oui, si l'Espagne retire ses troupes d'Irak, al Qaeda nous laissera tranquilles...", ont ils pu penser. Que ceux-là ne rêvent pas trop, maintenant que les terroristes savent qu'ils peuvent obtenir ce qu'ils veulent de l'électorat par la violence, plus rien ne les arrêtera, sauf une débâcle totale de leurs organisations criminelles. Mais de grâce, ne traitons pas de lâches tous les espagnols pour ce revirement d'opinion décisif de quelques uns.
Car que dire de l'incroyable entêtement du gouvernement Aznar à vouloir désigner envers et contre tout ETA comme le commanditaire de ce carnage, alors que les indices contre Al Qaeda s'accumulaient au fil des heures ? Le gouvernement Aznar aurait pu sauver la situation en reconnaissant rapidement son erreur initiale, parfaitement justifiable par le contexte de violence permanente dans lequel les crapules nationalistes d'ETA ont plongé l'Espagne pendant 35 ans. Au lieu de celà, il a contre toute évidence persisté à incriminer l'ETA alors que pour une fois, les coupables étaient ailleurs. Cette obstination dans l'erreur a envoyé toute une série de messages négatifs à l'opinion espagnole.
Tout d'abord, le gouvernement de José Maria Aznar a fait ce que nous autres libéraux reprochons quotidiennement à la gauche Alter-comprenante Franchouillarde. Il a voulu à toute force que SA vérité soit LA vérité. Il a voulu que les faits collent à sa théorie initiale à tout prix, au lieu d'admettre que les faits devaient modifier son interprétation. Peur de perdre la face après des accusations initiales par trop rapides ? Où pire ?
En effet, en agissant ainsi, le gouvernement Aznar ne pouvait éviter de provoquer dans la frange la moins stable politiquement de la population, durement ébranlée par l'atrocité de ce que les siens venaient de subir, de sulfureuses supputations. "Aznar est un bon premier ministre quand tout va bien, mais est il à la hauteur en temps de crise ?", "Aznar panique-t-il ?", ou pire, "Le Parti Populaire ment il sciemment pour faire passer des mesures contre l'ETA au détriment de la vérité ?"... Dans le temps très court imparti au gouvernement pour gérer la crise entre les attentats et le scrutin, il était facile pour l'opposition socialiste, par des messages fielleusement disitillés contre le PP dans la presse favorable ou neutre, d'exploiter cette grossière faute politique auprès d'une opinion publique déstabilisée.
"récupération ! Lâcheté des socialistes !", vous exclamez vous. Mais enfin messieurs, qu'espériez vous ? Croyez vous que si une telle erreur avait été commise par un gouvernement socialiste, les libéraux auraient laissé l'occasion de fustiger la faiblesse de leur adversaire ? Croyez vous que les politiciens, de quelque bord soient ils, soient prêts à faire des cadeaux à leurs adversaires, parce que les circonstances l'exigent ? Tous les politiciens n'appuient-ils pas là où cela peut faire mal pour le camp d'en face ? Non, le PSOE n'a pas eu à pousser trop fort le gouvernement dans le précipice vers lequel celui ci s'était imprudemment fourvoyé. Quel que soit le bilan économique remarquable d'Aznar, celui ci a commis l'impardonnable en des circonstances aussi tragiques, il a réagi comme un "politicard" et non comme un "Homme Politique". Il a, sciemment ou par aveuglement, pris la frange des indécis du corps électoral, et par là même tous les espagnols, pour des simples d'esprit. Il a failli, et une partie des Espagnols, à tort où à raison, le lui ont fait payer.
Réaction exagérée ? Comment le reprocher à un peuple meurtri, envoyé aux urnes l'esprit plein d'images d'horreurs, et qui n'a pas eu en trois jours le temps de ramener son choix électoral dans le champ du rationnel ? En de tels moments, des erreurs d'une telle magnitude et une telle incapacité à corriger le cap devant l'évidence n'étaient tout simplement pas acceptables par de nombreux électeurs.
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Ceci dit, les premiers messages envoyés à leur tour par les socialistes fraichement élus ne laissent rien présager de bon. L'annonce immédiate du retrait des troupes espagnoles d'Irak, même s'il s'agit d'une promesse électorale, donne aux terroristes un signal on ne peut plus clair: "la barbarie paie". Espérons que ni les espagnols ni d'autres n'auront à souffrir d'une attitude pour le coup parfaitement "münichoise" face aux attentats, mais on ne peut qu'en douter. Préparons nous à des lendemains très difficiles sur le front de la lutte contre le fascisme islamiste.
Il est trop tôt pour dire si le PSOE remettra en cause les acquis économiques du gouvernement précédent, où s'il fera preuve d'un pragmatisme de bon aloi en s'engageant dans une voie socio-libérale (lien) de type Blairiste. Mais gageons que dans la lutte contre le terrorisme, ses déclarations antérieures à son accession au pouvoir, et une première capitulation si rapide devant une des revendications des poseurs de bombes, rendront bien difficile l'obtention de résultats probants, pourtant rendus absolument nécessaires par le souvenir des 1400 victimes de jeudi.
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