Dans une interview à Ouest France, Michel Camdessus, le rapporteur à la mode du moment, a répété une fois encore ce qui devrait être le mantra de tout politicien responsable: "La solution n'est pas de partager le travail mais de le multiplier".
Multiplier le travail, voilà une bien jolie formule, mais comment pourrait-elle se traduire dans les faits ? Est-il possible, en ces temps de délocalisations et de désindustrialisation apparemment croissantes, d'augmenter la quantité de travail disponible ?
Et bien oui, c'est possible. Pour le démontrer, comparons les performances de la France avec celles d'un pays rigoureusement comparable, la Grande Bretagne. (sources : insee et national statistics)
Comparables assurément, car ces deux pays ont une population rigoureusement identique (si on s’en tient à la France métropolitaine), 59.9 Millions (Fr) contre 59.8 (UK). Mieux, la population généralement considérée comme en age de travailler (Hommes de 16 à 64 ans, femmes de 16 à 59 ans), est quasiment identique : 36.9 Millions (Fr), contre 36.7 millions (Uk).
La comparaison des chiffres officiels du chômage (2.4 millions en France, 1.4 millions au Royaume Uni) n’est pas totalement probante car tant en France qu’en Grande Bretagne, les méthodes de recensement de chômage sont différentes, et les deux pays (comme tous les pays, en fait) usent d’artifices différents pour rendre les chiffres du chômage présentables. Aussi certains font ils de mauvais procès à la Grande Bretagne en pointant du doigts certaines « manipulations », tout en occultant celles qui ont cours chez nous. Pour ceux que cela intéresse, l’encadré en bas de cette note donne des précisions supplémentaires.
En revanche, la comparaison des chiffres du travail, elle, est sans appel.
Il y a en France métropolitaine, selon l’Insee, 24.4 Millions de personnes actives "occupées", c’est à dire en CDD, mais aussi CDI, stage, emploi aidé, apprentissage. Notons que la définition de l’occupation est ici assez extensive… La population active est estimée à 26.8 Millions, ce qui nous donne 2.4 Millions de chômeurs (au 1.1.2004), aux erreurs d’arrondi près, et 10.1 millions de personnes "non actives"…
En Grande Bretagne, ce chiffre est de 28.45 Millions pour une population active de 29.9 Millions et 7.8 millions d’inactifs. Cela fait donc 4 Millions de personnes employées en plus ! Et le chiffre britannique n’inclut pas certaines formes d’emploi aidé que l’on trouve en France, et pour cause, ces formes d’emploi sont bien plus rares outre Manche.
"Certes", répondra le sceptique qui sommeille en chacun de vous, "mais tous ces emplois se valent-ils ? La Grande Bretagne n’est-elle pas réputée pour le développement du travail à temps partiel ?"
C’est parfaitement exact. En appliquant des règles beaucoup plus souples que les nôtres sur le temps de travail, la Grande Bretagne a favorisé l’émergence d’un vaste marché de l’emploi à temps partiel, concernant 7.4 millions de personnes. Il est à noter que 20% des personnes à temps partiel de plus de 25 ans disent vouloir travailler plus, et 25% pour les 16-24 ans. Par conséquent, dans 75 à 80% des cas, le temps partiel est désiré et non subi.
Ce sont donc 21 millions d’emplois à temps plein (Fr: 20.4), 7.4 millions d’emplois à temps partiel (Fr : 4.0), sans oublier 660.000 postes vacants (Fr : nd), que crée l’économie britannique. Le temps de travail hebdomadaire moyen se situe à hauteur de 31.8 heures (loin des fantasmes d’une certaine intelligentsia française sur l’exploitation des salariés anglais, donc…), ce qui nous donne un nombre moyen d’heures travaillées hebdomadaires d’environ 904 millions d’heures.
En France, il y a 4 millions d’employés à temps partiel (dont 1 million de personnes en TP subi, un taux proche de celui observé outre Manche), et par déduction 20.4 millions de personnes à temps plein. Le temps de travail moyen de ces derniers est de 35.6 heures, soit 726 millions d’heures travaillées. L’Insee ne donne pas de temps de travail moyen pour les personnes à temps partiel, mais les répartit en grandes masses (moins de 15 heures, 15-29 heures, plus de 29 heures), ce qui nous permet d’estimer en fourchette haute le nombre d’heures correspondant à 94 millions, soit un total de 820 millions d’heures travaillées, soit seulement 90% du total britannique. Et encore ce calcul ne tient-il pas compte des durées de congé supérieures en France.
Par conséquent, que l’on compte le nombre de personnes employées ou la quantité de travail offerte à ceux qui cherchent un emploi, la Grande Bretagne, pays démographiquement totalement comparable à la France, obtient de meilleurs résultats dans une proportion non négligeable.
Et contrairement à l'imagerie fantaisiste qui voudrait que les emplois britanniques soient de petits boulots mal payés, le PIB insulaire par habitant -ajusté en parité de pouvoir d'achats- est depuis peu passé devant celui de la France, à savoir 29.000$ contre 27800$ PPA en 2003. Cette différence de 4,3% pourra paraître négligeable, mais il faut se rappeler qu'à la fin des années 70, quand le parti travailliste d'alors, de tendance fortement marxisante, avait amené le pays au bord du gouffre, l'écart en faveur de la France était supérieur à 20% ! Plus que les écarts actuels, ce sont les différences de tendance qui impressionnent.
Sont à créditer pour cette performance, une pression fiscale plus faible (8 points de PIB en moins), des réglementations moins tatillonnes pour les entrepreneurs (encore que des progrès restent à faire en ce domaine aussi), une mentalité généralement favorable à l’entreprise, notamment au sein des administrations, et des dépenses publiques plus contenues, même si certains think tanks britanniques estiment que le parti travailliste est actuellement dans une phase dépensière de mauvais augure pour l’avenir.
De surcroît, la gestion du secteur public outre manche a été fortement rapprochée de celle du secteur privé, sous le contrôle rigoureux du parlement et de son organe de contrôle des dépenses publiques, le très craint et respecté National Audit Office. Seul le National Health Service, le système de santé du royaume, monstruosité bureaucratique qui a survécu aux années Thatcher, Major, et Blair, semble résister à toute velléité de réforme de fond et reste considéré comme médiocre par les britanniques eux-mêmes (mais il coûte 2 points de PIB en moins que notre bonne vieille sécu, il faut donc relativiser sa contre-performance), ce qui fournit à ceux qui rejettent toute idée de réforme à l’anglaise chez nous un argument fallacieux mais porteur.
Encore une série de chiffres, la dernière, c'est promis, pour enfoncer le clou : si l’on s’en tient aux chômeurs effectivement rattachés à la population active, 271.000 chômeurs britanniques, soit 19% du total, le sont depuis plus d’un an. En France, 42.9% le sont depuis plus d’un an (soit 1.03 millions de personnes), dont 22.3% (535.000) depuis plus de deux !
L’exemple britannique nous montre donc qu’il est donc parfaitement possible de « multiplier le travail », selon l’expression de M. Camdessus, en adoptant des politiques qui restreignent le poids de l’état dans l’économie, et qui obligent à adopter un management des politiques publiques axé sur la performance et non sur l’affichage et le clientélisme.
addendum : chiffres du chômage, ou illustration du principe selon lequel "on fait dire ce que l’on veut aux chiffres"
Les critiques de la Grande Bretagne insistent souvent sur le fait que les chiffres du chômage y seraient honteusement minorés. En cause, la faiblesse des inscriptions officielles des chômeurs du fait de la faiblesse des bénéfices escomptables de l’inscription, l’usage immodéré de l’inscription à l’équivalent local de la COTOREP, qui maintiendrait un grand nombre de personnes que nous considérerions comme valides dans l’assistanat loin des listes du chômage.
En fait, la Grande Bretagne communique non seulement des statistiques sur sa population active, de 29.9 millions de personnes dont 28.9 dans la tranche d’age 16-59/64 ans, mais aussi sur sa population inactive en age de travailler, estimée à 7.8 millions de personnes, dont 2 millions déclarent qu’ils accepteraient bien un travail, et 5.8 millions déclarent qu’ils ne sont pas désireux d’occuper un emploi.
Ces deux millions de personnes ne devraient-ils pas être ajoutés aux 800.000 chômeurs indemnisés (« claimants ») et aux 600.000 chômeurs non indemnisés officiels (soit environ 1.4 millions au total), recensés selon la norme définie par le bureau international du travail aux fins de comparaisons avec nos chiffres bien de chez nous ?
En grande partie, la réponse est non. Une partie (proportion non fournie) de ces personnes affirment qu’ils « occuperaient volontiers un emploi » mais ne sont pas disponibles pour en occuper un (charge de famille, études, handicap…), et une autre partie a été rayée des listes pour manque d’ardeur à la recherche d’un emploi, sachant que ce manque d’ardeur est en Grande Bretagne fixé à 4 semaines, ce qui peut effectivement paraître excessivement sévère. En contrepartie, une personne qui fait une pause de 6 semaines dans une recherche d’emploi puis recommence à chercher est aussitôt réinscrite dans le recensement. Aussi la mesure d’exclusion à quatre semaines n’exclut-elle réellement durablement des listes que des personnes qui déclarent bien vouloir un emploi mais s’abstiennent soigneusement d’en chercher. Est-ce illogique ? Certainement pas. Le sous compte de ceux qui sont découragés temporairement semble finalement peu important, mais on peut certes trouver là une source de minoration artificielle des chiffres officiels du chômage en Grande Bretagne.
Mais que dire de ceux qui prétendent que le baromètre du chômage en France serait plus fiable ? Ignorance crasse ou parti pris de mauvaise foi ?
Pour une population en age de travailler de taille identique (36.9 millions), la France compte 26.8 millions d’actifs, soit 10.1 millions d’inactifs (contre 7.8 en Grande Bretagne, rappel). Bien sûr, dans la tranche d’age concernée, de nombreuses personnes sont déjà retraitées. Mais parmi les autres ? Combien parmi ces inactifs sont des gens qui occuperaient volontiers un emploi mais ne sont temporairement pas disponibles ? Placés sur des listes de handicap ? En préretraite subie ? Sont découragés de chercher un emploi ? L’Insee ne semble guère pressée de donner des précisions sur l’état d’esprit de ces 10 millions d’inactifs par rapport à la recherche d’emploi, du moins dans ses tableaux accessibles gratuitement à l’ensemble de la population. Tout au plus, après avoir cherché dans de multiples tableaux épars et fait chauffer la calculette, peut-on déduire qu’il y a chez ces inactifs 675.000 chômeurs n’ayant jamais travaillé ( !), 3.1 millions « d’inactifs divers » (bonjour la précision !), et 4.6 Millions de personnes inscrites dans notre système scolaire et éducatif, ce qui pour ces dernières ne signifie pas qu’elles ne soient pas désireuses de s’employer, puisque nombre de jeunes s’inscrivent en faculté pour retarder le temps difficile de l’arrivée sur le marché de l’emploi, et bénéficier des avantages liés à la carte d’étudiant.
En revanche, des associations comme l’Ifrap et des organes de presse comme le Canard Enchaîné se sont régulièrement fait l’écho de campagnes menées sous tous les gouvernements, de droite comme de gauche, auprès des agents de l’ANPE (et dénoncées par certains de leurs syndicats, soyons justes) pour faire preuve de sévérité en matière de radiation des listes, ou pour ventiler les chômeurs dans une des 7 catégories (sur 8) de la base ANPE qui ne sont pas prises en compte pour quantifier les chômeurs, alors que les catégories 1 à 5 pourraient tout à fait être intégrées dans le décompte final sur de simples critères de bon sens. Sans parler de l’oubli systématique des départements d’outre-mer…
Quant au phénomène de découragement, bien qu’aucun sondage à large échelle ne soit conduit pour le chiffrer, il est nettement perceptible par les agents des ANPE. Ainsi, lorsqu’une grande entreprise de sous-traitance automobile des Deux Sèvres, département au taux de chômage traditionnellement bas, a remporté un gros contrat avec le groupe PSA il y a quelques années, et a massivement embauché, les ANPE locales ont constaté un mouvement initial… D’augmentation du chiffre du chômage, car de nombreux chômeurs précédemment découragés ont retrouvé un espoir de trouver du travail grâce à ces embauches massives, et sont venus s’inscrire ou se réinscrire dans les ANPE.
Intégrer les chômeurs « inactifs » dans le chiffre britannique supposerait donc que nous en fassions de même dans notre baromètre mensuel pour que les chiffres demeurent comparables. Le chiffre du chômage est donc un critère assez moyen de comparaison, le nombre de personnes employées et la quantité de travail offerte devraient être les critères utilisés de préférence par les personnes soucieuses d’effectuer des comparaisons significatives. Mais ces chiffres n’ont hélas pas la même aura médiatique que le sacro-saint « taux de chômage » que les médias jettent en pâture à la population.
Le procès fait par certains à la Grande Bretagne de manipuler ses chiffres relatifs à l’emploi est donc très mauvais. Ce sont en général des organismes (syndicats, directions centrales d’ANPE, classe politique partisane ou poltronne) qui ont intérêt à présenter la Grande Bretagne comme un repoussoir, qui diffusent ce discours à la limite de la désinformation.
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