Dès que la critique libérale du poids de l’intervention de l’état dans l’économie se fait trop pressante, les défenseurs de l’intervention publique se raccrochent à quelques arguments clé pour tenter d’alimenter leur point de vue. Notamment, ils nous assènent avec force que les pays scandinaves ont connu un état providence fort, très égalitariste, et malgré tout une croissance tout à fait honorable et un niveau de vie respectable. La Suède, pays social-démocrate par excellence, est fréquemment citée comme bon contre-exemple des "divagations ultra-libérales" concernant le rôle de l’état providence.
Je passerai rapidement sur la déformation de l’argumentation libérale faite par ces procureurs pas toujours bien intentionnés (et souvent assez agressifs et insultants, notons le…). Là où nous disons que l’excès de poids de l’état dans l’économie modère la croissance, ce qui sur le long terme amoindrit de façon conséquente l’enrichissement des populations assujetties à ces états mastodontes, sans toutefois empêcher un enrichissement, nos critiques nous font souvent le procès d’associer l’état à un appauvrissement absolu des populations, ce qui est bien entendu au minimum une erreur de compréhension, au pire une tromperie intentionnelle. Dans ce contexte, l’élévation du niveau de vie qui fut celle de nos social-démocraties d’Europe continentale est utilisée comme réfutation de "nos" arguments et parvient à tromper le lecteur crédule.
Dans un pays capitaliste et social démocrate, permettant l’entreprise privée et protégeant correctement les droits de propriété, l’état trop gourmand est un frein à la croissance, mais fort heureusement ne l’empêche pas totalement, ce qui nous permet de vivre matériellement mieux et plus longtemps que nos parents et ancêtres. De surcroît, un socle de lois intelligent et bien appliqué, permettant un bon climat juridique des affaires, ce qui est en général le cas des pays nordiques, peut dans une certaine mesure amoindrir l’impact négatif d’un trop grand fardeau fiscal. Enfin dans un monde ouvert, même les pays très étatisés profitent des miettes de la croissance des autres, et notamment de ceux qui sont économiquement les plus libres. Cela explique que certains pays aient pu afficher des croissances moyennes très correctes depuis l’après guerre malgré un poids de plus en plus élevé de l’état dans leur économie.
Mais je m'égare, revenons à la Suède. Tout d’abord, le niveau de vie suédois, aujourd’hui, est il compétitif par rapport à celui de l’état repoussoir des anti-libéraux, j’ai nommé les infâmes -quoique loin d’être totalement libéraux- Etats Unis d’Amérique ?
Cette étude (format pdf) de l’Institut suédois Timbro, reprenant les statistiques officielles du Census Bureau (l’Insee américaine) et de ses équivalents européens, montre que tant en terme de produit intérieur brut, que de consommation privée, ou encore de niveau de vie des personnes considérées comme pauvres par les critères officiels, les pays européens en général, et la Suède en particulier, sont nettement en retard sur les USA. Si la suède était un état américain, elle serait seulement en 43ème position en terme de niveau de vie (France : 46ème. Ouch !). De surcroît, plus que les écarts instantanés, ce sont les tendances qui inquiètent : le niveau de vie Continental-Européen, à force de progresser moins vite que celui outre Atlantique, pourrait d’ici quelques années devenir un sujet d’aigreurs de plus en plus fort dans nos débats politiques. Bref, même si le niveau de vie de la Suède et des pays comparables (France, Allemagne, etc…) n’est répétons le une fois encore absolument pas ridicule, l’on ne peut en aucun cas considérer qu’il s’agisse d’une preuve de la supériorité des social-démocraties à état omniprésent sur les économies plus libres.
Mais il y a bien plus. Comme les lecteurs réguliers de ce blog l’ont lu par ailleurs, la Suède a connu entre 1990 et 1993 une crise financière sans précédent, liée entre autre à la légère dépression économique qui a suivi la première guerre du Golfe. Alors que la dépense publique était déjà élevée (52% du PIB), la Suède a été confrontée à une explosion des prestations dues par son état providence, aussi la dépense publique annuelle est elle passée à 67% du PIB (en 1993), le déficit public annuel à 12% du PIB, alors que le chômage passait en trois ans de 3 à 12% de la population active. L’état s’est retrouvé financièrement étranglé. La banque de Suède, confrontée à une fuite massive de capitaux, ira jusqu’à proposer d’emprunter à court terme jusqu’à… 500 pour cent pendant quelques heures dans le vain espoir de soutenir sa monnaie, avant de capituler et de dévaluer sévèrement la couronne suédoise en novembre 1992, au détriment du pouvoir d’achat des suédois, bien évidemment. On peut clairement parler ici d’éclatement d’une bulle étatique, par analogie avec les bulles spéculatives boursières.
Fort heureusement pour eux, les suédois ont réagi en pragmatiques et ont décidé de revoir de fond en comble les fondamentaux de leur état providence afin de redresser leur situation fort compromise. Aussi, si la Suède n’est pas devenu un état "ultra libéral" au sens de la phraséologie des adversaires du libéralisme, la libéralisation de ce pays devrait faire réfléchir plus d’un défenseur de l’interventionnisme étatique à la Française. Magnus Falkehed décrit dans son livre "le modèle suédois" les réformes qui furent adoptées:
- Fonction publique : plus aucun fonctionnaire non régalien n’a la sécurité de l’emploi. Les effectifs publics ont fondu de… 38%. Un équivalent suédois du National Audit Office anglais soumet les administrations à une pression réformatrice permanente.
- Poste: Bien que les bureaux de poste traditionnels aient été fermés à grande échelle (il en reste encore quelques-uns uns dans les villages très reculés, à ce qu’il paraît), les réseaux de poste privés et concurrents (dont celui de l’ancienne poste publique) ont prospéré au sein de centres commerciaux et commerces traditionnels, amenant le nombre de points de services postaux de 1800 à 4200. La proportion de courriers acheminés en moins de 24 heures est restée la plus élevée d’Europe avec 96% (Avant la privatisation : 95% - France : moins de 75%), alors que la Suède est un pays très étiré en longueur, de plus de 2000 km du nord au sud. Si le prix du timbre à augmenté plus vite que l’inflation, c’est uniquement du fait de la forte augmentation des taxes imposées par l’état suédois sur ce produit redevenu rentable.
- Education : Les écoles reçoivent leur budget en fonction du nombre d’élèves inscrits. On n’est plus très loin du système de chèque éducation évoqué dans ce blog il y a peu. Il n’y a plus d’obligation pour les parents d’inscrire leurs enfants dans leur quartier, même si les écoles publiques ont toujours obligation de recevoir les enfants de leur zone si les parents le veulent. Les directeurs d’écoles peuvent recruter, fixer la rémunération et licencier librement leurs enseignants. Ils sont libres de leurs choix pédagogiques, l’état fixant seulement les niveaux à atteindre dans les grands corps de savoir fondamentaux. Les écoles sont constamment évaluées et les plus mauvaises écoles publiques (les collectivités locales participent toujours au financement à travers les locaux) sont soumises à une pression très forte de leurs conseils d’administrations et des parents d’élèves. Les services annexes aux écoles (cantines, garderies, bibliothèques) ont connu des améliorations spectaculaires. Les salaires des bons enseignants ont fortement progressé. Les plus mauvais, en revanche, ont parfois dû changer de métier.
- Electricité : la production d’électricité est largement privatisée et concurrentielle en Suède. Un coup de téléphone suffit en général pour changer de fournisseur. Dans le secteur des entreprises, les progrès en terme de qualité de service ont été spectaculaires. Toutefois, la réforme a mis en lumière la nécessité d’imposer aux fournisseurs un mécanisme d’assurance permettant d’éviter de graves désordres pour les abonnés en cas de faillite d’un producteur. Malgré ce bémol, peu de suédois voudraient revenir au système antérieur et à ses déficits abyssaux chroniques.
- Rail : La privatisation du chemin de fer en Suède est considérée comme une privatisation réussie, qui a su éviter les écueils de la semi-privatisation à l’anglaise, où le réseau est resté public… Et sous-entretenu. Les personnels roulants suédois travaillent un peu plus… Et gagnent beaucoup plus qu’avant la privatisation.
- Santé : Le système de santé, sans être privatisé, a été fortement libéralisé, le secteur public et le privé étant incités à monter des "réseaux de santé" en partenariat afin d’optimiser leurs ressources et de se spécialiser là où ils sont les meilleurs. Les évaluations de cette réforme sont plutôt positives par rapport à la situation antérieure, même si dans ce domaine, la Suède ne semble pas avoir trouvé le compromis idéal. Notamment, trop de décisions concernant le patient semblent encore soumises à l’arbitraire bureaucratique.
- Retraites : La Suède a adopté une réforme des retraites par répartition qui prévoit que les cotisations soient fixes (18.5% de la rémunération brute), et que la retraite versée varie en fonction et de l’âge du départ en retraite, en tenant compte de l’espérance de vie réelle au moment du départ, et de la conjoncture, en fonction de la rentrée des cotisations. Ce système, pratiquement impossible à mettre en déficit sauf improbable cataclysme guerrier, est assez proche philosophiquement de la réforme proposée par A . Madelin et J. Bichot pour les retraites françaises, déjà commentée dans ce Blog.
Il est à noter d’une part que ces réformes ont été acquises avec l’aval des syndicats, et d’autre part que la Suède reste malgré tout un pays où le poids de l’état reste élevé, car le système reste fortement redistributif, il existe toujours de nombreuses subventions, le poids de la dette publique reste élevé, et beaucoup reste à faire pour alléger les bureaucraties restantes. Ce qui explique les performances moyennes vues précédemment en terme d’accroissement récent du niveau de vie.
On le voit, le modèle suédois ne peut en aucun cas servir de base argumentaire à la gauche Française pour justifier un statu quo en matière "d'acquis sociaux" ou le maintien de nos services publics sous tutelle de l’état et hors du champ concurrentiel, pas plus qu’il ne peut servir de justification à une quelconque supériorité du modèle social-démocrate en terme de niveau de vie par rapport aux pays où l’état intervient moins. Tout au plus la Suède d’avant 1993, celle à laquelle la gauche la plus conservatrice fait implicitement référence, nous montre-t-elle la funeste voie vers laquelle nous nous dirigeons si nous ne réduisons pas d’urgence le poids de l’état et de ses politiques dans notre économie.
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