Cet article a été initialement publié sur le site de l'institut Hayek
J'apprécie habituellement beaucoup le travail de vulgarisation des idées libérales accompli par Jacques Garello, professeur à l'université d'Aix, président de l'ALEPS et éditeur du site libres.org, dont l'ergonomie très moyenne ne doit pas occulter l'excellente qualité des textes généralement incisifs et plein de bon sens qui y sont publiés.
Qui aime bien châtie bien, aussi dois-je avouer ma déception lorsqu'en découvrant son dernier éditorial consacré à l'affaire des caricatures de Mahomet , j'y ai lu qu'il épousait le point de vue de ceux qui défendent une sorte « d'exception cultuelle » (non, il ne manque pas un r...) limitant la liberté d'expression. De tels idées sous la plume des liberticides usuels qui hantent les cercles intellectuels étatistes ne provoqueraient de ma part que haussements d'épaules, mais quand cela vient d'une figure du libéralisme Français, cela me peine. Voilà qui nécessite une (amicale) réaction.
Voici quelques extraits de son propos:
''Non, la liberté n’est pas le droit de dire ou de faire n’importe quoi, dans n’importe quelle circonstance, suivant la seule volonté d’individus isolés ou en groupes. (...) Avoir des droits individuels signifie aussi avoir des devoirs à l’égard des autres individus. ''La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres'' . Au nom de ma liberté je n’ai pas le droit d’attaquer les autres, de leur faire subir une coercition...''
jusqu'ici, je suis d'accord. Mais il ajoute:
"... coercition physique ou morale".
Là commence mon problème avec le raisonnement de Jacques Garello: qu'appelle-t-il la coercition morale, où commence-t-elle, où s'arrête-t-elle ?
"En la circonstance les journalistes doivent accepter d’avoir à rendre des comptes [NdR. devant les tribunaux] (...) à ceux qu’ils atteignent dans leur foi ou dans leurs intérêts. La liberté exige le respect des personnes humaines. Elle ne signifie pas la totale impunité ni pour la provocation ni encore moins pour le blasphème."
Je réprouve totalement cette rhétorique consistant à assimiler le blasphème à une coercition punissable. Et puisque Jacques Garello appuie son raisonnement sur l'une des bases de la pensée libérale, ''La liberté s'arrête là où commence celle d'autrui : pas de liberté sans responsabilité'', qu'il me soit modestement permis de le réfuter sur ce même terrain.
Si un libéral admettra volontiers que les droits naturels imprescriptibles reçus par l'individu sont la vie, la liberté et la propriété, alors il admettra que sont punissables les atteintes à ces mêmes droits. La production et la diffusion des caricatures ont elles, à un quelconque moment, été constitutives d'une violation de ces droits envers des individus ? Nullement. Aucune vie n'a été ôtée par les dessinateurs et les éditeurs des caricatures. En agissant comme ils l'ont fait, ils n'ont en aucune façon restreint la liberté d'autres individus. Et ils n'ont porté atteinte à aucune propriété. Les caricatures ne sont donc punissables à aucun titre du point de vue du respect des droits naturels.
Toutefois, il est permis de se demander s'il n'existerait pas d'autres droits naturels dont le viol serait passible de coercition judiciaire. Selon l'argumentation de Jacques Garello, il existerait une sorte de ''droit au respect'' qui n'admettrait pas la transgression, au même titre que le droit à la vie et le droit de propriété. Un tel droit serait éminemment contraire au droit de liberté par ailleurs défendu en maintes occasions avec talent par M. Garello. Si j'affirme que Jacques Chirac est un incompétent, je lui manque ouvertement de respect. Dois-je pour autant m'interdire de l'affirmer ? Dans ce cas, toute l'opposition démocratique, et une partie de la majorité, sont passibles de sanctions judiciaires. Personne ne peut soutenir qu'il s'agit d'une bonne chose pour la démocratie et la défense de mes libertés.
Il existe toutefois un cas, parfaitement prévu par nos lois au demeurant, où l'irrespect est punissable, il s'agit de la diffamation: si j'affirme que ''M. Machin est un voleur'', je prétends que ce monsieur viole ouvertement les lois, et plus généralement le droit de propriété d'autres personnes, et je suis ouvertement passible des tribunaux, faute d'amener des éléments de preuve, ou de préciser que je reprends l'argumentation étayée d'un auteur tiers. Toutefois, la diffamation ne peut être constituée que si elle est nominative envers une personne physique ou une personne morale, et seule ces personnes peuvent décider si elles doivent obtenir réparation ou répondre par le mépris. Elle ne saurait être collectivisée.
En effet, si j'affirme que ''les fonctionnaires sont des paresseux'', je commets certes une généralisation abusive et ramène ma pensée au niveau des poujadistes les plus grossiers, mais en aucun cas cette affirmation ne doit être criminalisable au nom du ''manque de respect à une catégorie de personnes'': sinon, toute critique des libéraux, des socialistes, des chrétiens, des musulmans, des coiffeurs, des belges, des politiciens, et qui sais-je encore, en tant que catégorie, serait proscrite, et là encore, on peut douter qu'il y ait le moindre effet positif à escompter d'un tel étouffement du débat d'idées.
Certes, certaines expressions envers des groupes identifiables sont parfaitement choquantes. Ainsi, lorsqu'un président socialiste de conseil régional affirme que des harkis sont assimilables à des ''sous-hommes'', on ne peut qu'être révolté par de tels propos. Mais Georges Frêche doit il pour cela faire l'objet de condamnations par voie de justice ? A mon sens, non. Tant que l'expression de M. Frêche ne constitue pas une instruction ou exhortation explicite à violer la vie, la liberté ou la propriété des harkis, ou de qui que ce soit, elle ne doit pouvoir être condamnée, et ne doit faire l'objet de réponse que par d'autres propos, qu'ils soient orduriers, spirituels, caricaturaux, sarcastiques, indignés, méprisants... Limiter la liberté de M. Frêche reviendrait, en des cas similaires, à limiter la liberté de ceux qu'il blesse d'évoquer à leur tour les turpitudes de ceux qui les tourmentent. La meilleure marche à suivre, pour l'état, est de laisser le soin à la société civile de ridiculiser l'auteur de l'agression verbale ou de le traiter par le mépris, en espérant également que son parti ait le courage de ne plus lui accorder d'investiture, et que les électeurs lui fassent payer son imbécillité. Il faut revendiquer haut et fort le droit à la stupidité pour être certains que le droit à l'intelligence ne sera jamais remis en cause par un gouvernement dévoyé.
Revenons à Mahomet. Que des musulmans se sentent choqués par les dessins danois est leur problème. Mais si tant est que ces dessins constituent un blasphème, ils ne constituent pas une diffamation envers quelque musulman ou personne morale que ce soit. Certes, ces caricatures font passer quelques messages corrosifs, notamment celui que des attentats à la bombe sont commis au nom du prophète, mais il s'agit là d'un fait avéré, rien de punissable donc.
Mr. Garello, en réclamant la non-impunité du blasphème, oublie qu'il y a encore quelques siècles, toute critique de la religion catholique était sinon impossible, du moins très difficile et faisait courir de grands risques personnels à quiconque s'y essayait. Puis, progressivement, les sociétés ont pu libérer la pensée et accepter que les dogmes de l'église soient soumis à l'examen critique. La connaissance scientifique a pu progresser plus facilement, certains dogmes qui relevaient de la superstition ou du fétichisme ont été abandonnés, et ce mouvement d'émancipation des idées vis à vis de la religion fut le terreau fertile qui a nourri la formidable explosion économique vécue depuis le milieu du 18ème siècle.
Rendre punissable le blasphème au nom d'un prétendu respect dû à la foi sacrée constituerait donc un retour en arrière extrêmement grave contre tout un pan de la pensée politique, celle qui analyse le fait religieux, ses aspects positifs et négatifs, son rôle dans la société, et les dérives qui peuvent en découler. Or ces dérives sont hélas particulièrement observables aujourd'hui dans l'exercice de la foi musulmane par la frange la plus fanatisée des adeptes de l'Islam. S'interdire de dessiner une bombe sur le turban de Mahomet, ou de poser des questions à travers certaines affiches choc sur la possible liaison entre des dignitaires catholiques et le nazisme (quand bien même les présupposés des auteurs de ces affiches seraient abusifs, ce qui est le cas), c'est s'interdire de poser des questions sur la société dans lequel on vit, s'interdire de tenter d'y répondre, de remettre en cause les idées reçues, l'ordre établi, c'est interdire l'innovation politique, idéologique, philosophique, religieuse.
C'est en outre alourdir la chape de plomb sur cette fraction de musulmans que nous n'arrivons pas à dénombrer, à mobiliser, et qui récusent le fanatisme des islamo-fascistes, c'est affaiblir encore leur position en ajoutant aux fatwas et à la "coercition physique" des barbus le risque de voir nos propres tribunaux leur faire subir des châtiments au nom de "la croyance offensée" des islamistes. La députée néerlandaise d'origine somalienne, Ayaan Hirsi Ali, émet à chaque interview des propos que tout intégriste pourrait sans peine qualifier de blasphème, faut il pour autant lui interdire d'émettre ses opinions, qui alimentent un débat absolument nécessaire sur l'islam, ses dérives et ses nécessaires évolutions ? A quand Salman Rushdie et Ibn Warraq condamnés en correctionnelle à verser des dommages et intérêts à l'UOIF ? Ce sont ceux qui luttent contre le fanatisme qui seraient les premières victimes des outrances des intégristes si l'on pouvait demander réparation du blasphème devant les tribunaux.
La liberté d'expression est la première des libertés, celle qui permet de se battre pour défendre toutes les autres libertés. La définition des limitations à ces libertés doit donc être très précautionneusement définie et doit strictement se limiter aux violations explicites des droits naturels des tiers. Si, pour préserver la sensibilité religieuse des uns ou des autres, on introduit de nouvelles exceptions à cette liberté en réclamant la protection de l'état contre les critiques des religions, alors une voie pleine de dangers vers toutes les dérives liberticides sera ouverte. Les croyants, les libéraux, les marxistes, les athées et les autres doivent accepter que l'on puisse les choquer pour garder le droit de défendre leurs propres idéaux.
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Sur ce blog, vous pouvez également lire cet ancien plaidoyer pour une vraie liberté d'expression en France
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