Les partisans de l'impôt progressif affirment, et ne sont que rarement contredits, que l'impôt est plus juste s'il frappe les mieux lotis d'un taux plus élevé que les moins favorisés. Selon eux, la TVA est injuste, mais l'impôt sur le revenu actuel à tranches progressives est plus équitable. Pour tenter d'étayer scientifiquement une notion, la justice, qui est par nature ô combien subjective, ils ont réutilisé (détourné ?) un concept usuellement appliqué à la consommation, celui de l'utilité marginale décroissante, et l'ont appliqué au revenu des ménages. Seul problème: le concept d'utilité marginale décroissante, sur laquelle ils fondent la réthorique de la justice sociale de l'impôt progressif, est tout simplement inapplicable aux revenus.
publié par l'institut Hayek |
L'une des justifications utilisée par les partisans des impôts sur le revenu progressifs réside dans « l'utilité marginale décroissante du dernier euro de revenu ». Le principe d'utilité marginale décroissante est connu depuis la fin du XIXe siècle, et fut popularisé par les économistes dits « néo classiques ». Ce principe stipule que vu du consommateur, l'utilité d'un bien décroît avec sa consommation.
Prenons un exemple: si, après une randonnée par forte chaleur, ayant épuisé vos réserves d'eau, vous rencontrez un vendeur d'eau, comme vous avez très soif, vous êtes prêt à payer très cher pour un verre d'eau. Mais dès le deuxième verre, votre soif étant étanchée, vous regardez à deux fois avant d'accepter de payer la même somme pour le même verre. Puis, au troisième verre, vous arrêterez de consommer de l'eau, car l'utilité marginale du troisième verre aura selon vous moins de valeur que le prix minimal auquel le vendeur est prêt à vous fournir le liquide vital.
Cette utilité marginale décroissante du verre d'eau, ou de tout autre bien, est évidemment très variable en fonction des personnes, des endroits, des périodes, et des circonstances. Dans un contexte ou l'eau est abondante et où vous n'avez pas trop chaud, l'utilité marginale du premier verre est moindre que dans les circonstances extrêmes précédemment évoquées. De même, certaines personnes trouvent une utilité marginale élevée à chaque place de cinéma qu'ils achètent, alors que d'autres estiment qu'au delà de trois sorties annuelles, ils ont leur compte et préfèrent utiliser leur argent à d'autres loisirs. Enfin, l'individu étant en permanence soumis à des stimulations variables, l'utilité marginale qu'il perçoit de chaque chose varie considérablement dans le temps.
Comment ce principe d'utilité marginale décroissante est il appliqué aux revenus ? Simple, certains économistes affirment que plus l'on gagne d'argent, moins l'utilité marginale du dernier euro gagné est élevée. Alors que le plus pauvre des individus a un besoin vital de tous les euros qu'il gagne, le plus aisé, une fois qu'il a satisfait ses besoins de consommation de base, aurait moins d'utilité à gagner un euro supplémentaire.
Ils déduisent de ce postulat que la moindre utilité marginale du dernier euro gagné justifie une taxation plus importante au nom de l'équité. En effet, selon eux, puisque l'article 13 de la déclaration des droits de l'homme prévoit que la contribution des citoyens à l'administration publique doit être « également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés ». Or, selon eux, la faculté en question ne doit pas être appréciée en fonction du revenu, mais en fonction de la « désutilité » que l'individu a de ce revenu: il n'est pas sain de prendre un impôt à celui à qui ses revenus permettent à peine de manger, l'assiette taxable doit être déduite de la « désutilité » du revenu gagné. Puisque l'utilité marginale de chacun des euros gagnés en plus diminue, alors le taux d'imposition d'un euro supplémentaire doit être supérieur à celui de l'euro qui l'a précédé.
Ce raisonnement, visant à donner une justification théorique à une certaine idée de « justice fiscale », doit être réfuté selon plusieurs angles d'attaque:
La mise en oeuvre de l'impôt progressif en France, viole le principe « utilité décroissante justifie taxation plus élevée »
En effet, en France, le code des impôts comporte des exemptions justifiées non seulement par certaines charges particulières, ce qui pourrait s'admettre, mais aussi par ce que vous êtes: de nombreuses professions bénéficient encore d'exemptions inaccessibles à d'autres, malgré un nettoyage récent de ces exemptions. Qu'est-ce qui justifie que l'utilité marginale du nième euro gagné par un député ou un journaliste soit plus élevée que celle d'un plombier, entraînant des abattements spécifiques dont ce dernier imagine à peine l'existence ? L'existence d'exemptions catégorielles, ou liées à certains types de placements, viole la notion de justice que le lemme de l'utilité marginale décroissante des revenus est censé justifier.
Ceci dit, si l'impôt actuel était transformé en impôt progressif sans aucune exemption catégorielle ou niche fiscale, levant l'objection qui précède, sa progressivité ne serait pas plus justifiée au titre du principe d'utilité marginale décroissante. Voyons pourquoi.
L'utilité marginale d'un euro de revenu est tout aussi variable que l'utilité marginale d'un bien de consommation.
Soit deux individus de même situation matrimoniale gagnant chacun 20.000 euros annuels nets, soit à peu de choses près le salaire médian. Ces deux individus peuvent percevoir une utilité marginale extrêmement variable de leur 20001ème euro de revenu. Le premier vit aux fins fonds de l'Auvergne, est propriétaire de sa maison depuis longtemps, une partie de la nourriture qu'il consomme vient de son jardin. Le second paie un loyer à Paris parce qu'il y travaille, envoie chaque mois 300 euros à un jeune frère au chômage, et doit consentir des frais professionnels élevés (habillement, déplacements domicile travail, etc...) du fait du métier qu'il exerce, et aime suivre les modes. Nul doute que le second ressentira indubitablement un besoin plus élevé pour chaque euro supplémentaire ! Faudrait-il alors taxer différemment le 20.001ème euro du parisien et de l'auvergnat ? Tenir compte de chaque situation individuelle ? Impossible. Certes, le code des impôts module l'imposition en fonction de la composition du foyer, et de quelques charges, mais ne peut en aucun cas adapter l'imposition à l'utilité marginale différemment ressentie pour chaque euro de même rang par différents individus.
Aussi la justification de la progressivité de l'impôt par l'utilité marginale décroissante apparaît moins évidente : la taxation progressive taxe identiquement des utilités marginales très variables, et donc retire à certains contribuables plus d'utilité marginale qu'à d'autres: la contribution n'est plus « également répartie en raison des facultés » marginales de chacun.
L'utilité marginale des revenus ne pourrait-elle être croissante ?
Toutefois, ces critiques sont secondaires en comparaison de celles qui suivent. Les tenants de l'impôt progressif tiennent pour acquis le postulat selon lequel l'utilité marginale des revenus est décroissante. Que l'on démontre le contraire, et toute leur justification morale de l'impôt progressif tombe.
Or, l'on peut facilement identifier des situations où l'utilité marginale des revenus encaissés est croissante.
Si un individu pauvre, en ne se nourrissant que de féculents « premier prix » et en habitant le logement le plus modeste disponible, consacre 400 euros mensuels incompressible à sa subsistance, alors l'utilité marginale des 399 premiers euros gagnés est bien moindre que celle du 400ème, celui qui lui permet d'honorer son loyer et de ne pas se retrouver à la rue. Parce que toute structure de consommation comporte des postes budgétaires à la fois très peu substituables et « insécables », que sont principalement les loyers ou les mensualités de crédit, ainsi que le minimum vital alimentaire, l'utilité marginale des euros gagnés en deçà de la somme de ces montants est moindre que celle de l'euro qui permet d'atteindre ces sommes.
Or, ces effets de seuil peuvent également exister pour des ménages plus aisés: ainsi, lorsqu'un ménage a un projet qui lui tient à coeur mais dont le coût minimal de lancement est important, alors chaque euro gagné en dessous de ce coût a une utilité inférieure à celle de l'ultime euro permettant d'atteindre la capacité financière d'engager le projet. Taxer exagérément les revenus croissants sans tenir compte de l'utilité croissante de certains revenus en fonction des projets de vie qu'ils peuvent alimenter empêche donc la réalisation des dits projets, comme la création d'une entreprise, la rénovation d'une maison ancienne, ou la conception d'un troisième enfant.
Le « superflu » peut avoir une utilité marginale croissante !
Enfin, il est faux de croire que la consommation « superflue » au delà des minimums vitaux ait nécessairement une utilité décroissante. Reprenons l'exemple de notre RMIste. Avec 400 Euros, il satisfait au minimum vital. Mais ne manger que des féculents premier prix est nuisible pour la santé: toute augmentation de son budget alimentation lui permet d'améliorer sa condition physique. Toute amélioration de son logement lui permet de tisser des relations sociales plus fécondes... Qui peut estimer que l'utilité marginale des revenus supplémentaires serait décroissante en ce cas ?
Là encore, le raisonnement peut également valoir pour des ménages plus aisés. Ainsi, plus de revenus permettent d'augmenter, si nécessaire, le budget nécessaire à l'éducation d'enfants, et donc à mieux préparer leur avenir: là encore, qui peut dire que l'utilité marginale des euros nécessaires à la réalisation de cet objectif est décroissante ? Parce que certaines dépenses augmentent soit la valeur d'un patrimoine matériel, soit la valeur d'un actif aussi immatériel que ne peut l'être la capacité de comprendre le monde de nos enfants, il est difficile d'affirmer que l'utilité marginale de chaque euro permettant de financer ces dépenses là soit décroissante.
L'utilité marginale de chaque euro gagné ne doit pas s'apprécier qu'en terme d'unités de consommation individuelle supplémentaires possibles. Son utilité collective doit être comptabilisée.
Toutefois, toutes les dépenses des ménages ne servent pas à former du capital durable. Par conséquent, la notion d'utilité marginale décroissante du revenu est justifiée par ses adeptes par le fait qu'au delà d'un certain niveau de consommation, celle ci vire au superflu: vous pourriez manger moins de boeuf et plus de haricots, il n'est pas plus utile d'investir dans un écran plasma que dans une télévision 35cm, pourquoi rouler en Mercedes quand une Logan rend les mêmes services, etc...
Cependant, l'expérience montre que la plupart des produits de luxe d'un jour sont les produits grand public de demain. Un exemple parmi des millions: Les équipements de sécurité que l'on trouve sur la moindre Twingo (anti blocages, anti dérapages, airbags, ceintures à prétensionneurs, etc...) ont pour la plupart été introduits dans les années 80, voire au début des années 90, sur des automobiles de luxe. Le premier ABS fut monté en 1978 sur une mercedes 600 qui, en monnaie constante, vaudrait plus de 100.000 d'aujourd'hui. L'ABS de la dernière Twingo est bien plus performant, fiable et bon marché à produire que ne l'était celui de la limousine d'il y a trente ans. Tous les produits et services, qu'ils soient de grande consommation ou de niche, ont suivi la même trajectoire en terme de rapport qualité prix: l'automobile, la télévision, le téléphone, l'ordinateur personnel, la connexion à internet, les vacances à la mer ou les voyages transcontinentaux, le traitement des ulcères à l'estomac et des opérations de l'oeil, le lave linge et le lave vaisselle, et des milliers d'autres, ont d'abord été des produits coûteux, faiblement performants et réservés à quelques happy few, puis sont devenus meilleurs et accessibles à un nombre toujours croissant de personnes. Mêmes des produits alimentaires considérés comme luxueux il y a trente ans se sont largement démocratisés. Tant les produits que leurs conditions de production et de distribution se sont améliorés, conduisant à une augmentation prodigieuse du pouvoir d'achat des ménages durant cette période*.
Cette évolution n'aurait pas été possible sans la conjonction de deux phénomènes. Le premier d'entre eux est l'investissement de particuliers dans des entreprises nouvelles, conduisant d'une part à un élargissement des besoins pouvant être satisfaits par l'offre, d'autre part à une amélioration perpétuelle du rapport qualité prix de cette offre. Cet investissement nécessite que les individus ayant des idées disposent de fonds pour en amorcer la réalisation, puis trouvent des investisseurs aisés pour financer la croissance du projet (les fameux « business angels »). Ces fonds sont alimentés par l'épargne rendue possible par l'augmentation des revenus, et en dessous d'un certain seuil critique, l'investissement des business angels ne saurait avoir la même efficacité qu'au delà de ce seuil: celui nécessaire pour rendre le projet de départ viable. L'utilité marginale de l'euro supplémentaire investi pour atteindre ce seuil est donc plus élevée que celle des euros immédiatement antérieurs: encore un exemple d'utilité marginale croissante. En surtaxant cette utilité, le trésor public l'amoindrit.
Le second phénomène vertueux, complémentaire du premier, qui permet la transformation de produits et services de luxe en produits « mainstream », est bien sûr la consommation initiale de ces produits par une clientèle aisée acceptant de payer des marges élevées pour en bénéficier peu après leur apparition sur le marché. En conséquence, les entreprises peuvent investir pour améliorer leur offre, l'existence d'un espoir de gain permet à de nouveaux entrants d'augmenter la compétition sur ces offres nouvelles et d'en améliorer le rapport qualité prix, etc... Là encore, si une taxation excessive des revenus les plus élevés limite cette consommation, les processus corollaires d'amélioration de l'offre accessible aux revenus plus bas -en un mot, le progrès- sont retardés d'autant.
Ajoutons que ce foisonnement d'idées nouvelles et de besoins de consommation nouveaux multiplie les opportunités offertes aux individus situés en bas de l'échelle sociale d'améliorer leur condition en leur permettant de valoriser les compétences qu'ils acquièrent de par leur expérience. Stopper le progrès, c'est arrêter l'ascenseur social.
L'utilité marginale des derniers euros gagnés est donc bien plus élevée que la seule prise en compte des besoins individuels de consommation ne le suggère. Cette utilité additionnelle est collective, « sociale » au sens propre du terme, en ce sens qu'elle résulte en des processus vertueux qui améliorent les conditions de vie du plus grand nombre.
En appliquant aux revenus des personnes un concept, l'utilité marginale décroissante, qui n'avait initialement pas été conçu pour cela, et en le transposant de façon trop simpliste, les théoriciens de l'impôt progressif ignorent cette utilité marginale collective et sociale, fonction croissante des revenus.
La prémisse selon laquelle l'utilité marginale des revenus est nécessairement décroissante est donc fausse. Toute la construction intellectuelle bâtie autour de ce préjugé pour justifier l'imposition progressive des revenus s'écroule**.
Conclusion
Le concept d'utilité marginale décroissante, utile pour analyser les décisions de consommation des personnes, perd toute pertinence dès qu'il s'agit de l'appliquer non à des biens ou des services, mais au moyen d'échange de ces biens que constitue le revenu. Que l'on examine leur rôle vis à vis des ménage modestes ou leur effet vertueux envers l'amélioration continue de l'offre accessible, il apparaît que l'utilité marginale des revenus est croissante.
Par conséquent, les taxations proportionnelles apparaissent sur le long terme comme bien plus profitables à tous, y compris aux plus faibles. Donc plus justes !
* Cette amélioration du pouvoir d'achat est contestée par certains économistes au motif que les indices des revenus des ménages n'ont guère évolué plus vite que les indices de prix sur une même période (vrai surtout aux USA lorsque l'on compare les prix et les revenus des classes moyennes). De même, les ménages qui estiment avoir des problèmes de fin de mois sont au moins aussi nombreux aujourd'hui qu'ils ne l'étaient en 1973, quand il y avait moins de 200.000 chômeurs en France. C'est parce que le progrès de l'offre de biens et services tend à inclure, dans le panier servant à calculer la hausse des prix, des besoins nouveaux ou qualitativement évolués: téléphone portable, ordinateur, connexion internet, maison plus grande, airbags dans les voitures, etc... Mais à périmètre de consommation constant, l'augmentation de pouvoir d'achat n'en reste pas moins spectaculaire. En revanche, le poids croissant des prélèvements obligatoires opéré sur le revenu depuis cette époque tend à augmenter moins vite la quantité d'argent disponible pour tenir compte du glissement qualitatif à la hausse des besoins et envies de consommation. D'où la sensation de perte observée par certains ménages, et la moindre progression statistique du pouvoir d'achat...
** Il est assez satisfaisant intellectuellement pour un libéral de démonter l'utilité collective d'un phénomène réduit abusivement par les socio-démocrates à sa dimension individuelle...
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