Il est trop tôt pour se prononcer sur le bilan de la commission Attali, mais parmi ses premières propositions figure, ô excellente surprise, l'abandon du principe de précaution. La commission affirme, à juste titre, que ce principe est un frein à la croissance. Il est bien plus que cela: un nouvel élément de déliquescence des dernières bases libérales de notre droit.
Pendant des siècles, le principe juridique de la responsabilité personnelle a été l'instrument central de la prévention des risques collectifs : toute personne qui a mal évalué les risques de ses actions doit compenser les dommages que celle-ci aura pu causer.
Par
cette procédure de bon sens, le principe de responsabilité place par
définition la prévention du risque entre les mains d'individus qui
doivent assumer les conséquences de leurs actes. Il n'empêche ni les
erreurs, car l'homme est faillible, ni les abus, car il existe une
minorité de gens malhonnêtes. De fait, il exige un système judiciaire
rapide, efficace et juste pour faire cesser rapidement d'inévitables
désordres. A cette condition, cependant, il est le garant que la
plupart des entreprises humaines seront fondées sur une prise de risque
raisonnée.
Las, dans un pays
comme la France, le principe de responsabilité, pourtant appliqué
depuis le moyen âge par les institutions juridiques féodales et
royales, et consacré par le code civil, est aujourd'hui trop malmené
pour constituer une base légale solide contre la prise de risques
inconsidérée.
est le premier à vouloir s'exonérer de ses fautes"
Tout d'abord, l'Etat, en charge d'appliquer le droit, est le premier à vouloir s'exonérer de ses fautes, ce qu'il fait par tous les moyens. Votre terrain est-il frappé de servitudes par la puissance publique ? Vous ne pourrez généralement prétendre à aucune indemnisation. Un organisme public vous transfuse-t-il avec du sang contaminé ? Les dirigeants politiques useront de leur position privilégiée pour échapper à la condamnation. Des élus s'enrichissent avec l'argent de vos impôts ? Une loi d'amnistie les dédouanera. Une justice à la dérive vous place plusieurs années en prison préventive sur la foi d'accusations fausses, brisant votre ménage et vous conduisant à la ruine ? Le dédommagement auquel vous pourrez prétendre ne sera que symbolique. Etc...
On aurait tort d'attribuer aux hommes de l'Etat l'initiative exclusive de tels agissements : des entrepreneurs et autres groupes d'intérêt tentent de mettre à profit leur capacité de nuisance, leur poids financier ou électoral, leurs relations politiques, pour échapper à la charge de leurs erreurs et autres nuisances.
On peut en trouver un exemple à travers l'application du principe « pollueur-payeur », mis en oeuvre par la Taxe Générale sur les Activités Polluantes (TGAP). On peut discuter sans fin des défauts conceptuels de cette TGAP, mais on ne peut contester tout intérêt au principe pollueur-payeur, qui institue une forme de responsabilité. Pourtant, le lobby des agriculteurs a fait pression sur l'état pour obtenir des taux de taxation très bas, quasi exonération de fait de leur responsabilité quant à leurs rejets de substances polluantes dans les nappes phréatiques.
ont obtenu des législateurs européens
que la charge de leurs négligences,
lorsqu'elles provoquent des marées noires,
soit collectivisée"
De même les compagnies pétrolières et maritimes ont-elles obtenu des législateurs européens que la charge de leurs négligences, lorsqu'elles provoquent des marées noires, soient collectivisée dans une structure, le FIPOL, financée par tous les acteurs de ce commerce, y compris les plus vertueux. De ce fait, les affréteurs de bateaux-poubelles voient le risque pécuniaire de leur aventurisme réduit : pourquoi payer les surcoûts induits par un transport plus sûr, si on peut faire payer la pollution par les autres ?
A l'inverse les Etats-Unis, en adoptant après la catastrophe de l'Exxon Valdez un retour au principe de la responsabilité individuelle des armateurs et affréteurs, ont obtenu une forte réduction de la vétusté des pétroliers qui naviguent près de leurs côtes.
Accessoirement, la France souffre en plus de délais judiciaires trop longs, qui distendent encore la relation entre faute et réparation, et en outre l'appareil judiciaire est souvent incapable de faire appliquer les jugements de dédommagements, surtout lorsque la personne condamnée n'est autre que l'Etat lui-même...
peuvent sérieusement espérer ne pas s'acquitter
de leurs obligations éventuelles de réparation,
il est logique qu'une nouvelle demande politique émerge
pour trouver les moyens de limiter leur capacité de nuire"
Dans de telles conditions, puisque les fauteurs de risque peuvent sérieusement espérer ne pas s'acquitter de leurs obligations éventuelles de réparation, il est logique qu'une nouvelle demande politique émerge pour trouver les moyens de limiter leur capacité de nuire.
Au rétablissement pourtant souhaitable du principe de
responsabilité, certains courants de pensée ont opposé la création
d'un "principe de précaution" qui vise à permettre à l'Etat de
limiter la faculté d'entreprendre des actions génératrices de risques
hypothétiques, même si les craintes sous-jacentes sont
scientifiquement infondées, voire absurdes. L'adoption de la Charte
de l'environnement de février 2005, consacre le poids croissant de ce
principe dans notre droit, au détriment de ce qui restait de la
responsabilité personnelle.
Or, ce principe de précaution
comporte en lui-même des inconvénients propres, qui en font un mauvais
substitut de la responsabilité : appliquons-le à un cas concret,
celui de la mise sur le marché d'un nouveau médicament.
Les
nouvelles molécules arrivent sur le marché après des cycles de
recherche et développement et de tests cliniques qui durent rarement
moins de 10 ans voire plus encore. Le principe de la
responsabilité civile, qui engage le laboratoire si la molécule se
révèle dangereuse, l'incite puissamment à ne pas mettre sur le marché
n'importe quel produit dans la recherche d'un gain rapide et fugace,
car ce sera toujours à lui de compenser les dommages qu'elle pourrait
causer par la suite.
Le risque existe, malgré tout qu'une
molécule produisant des effets secondaires au delà de sa durée de
test arrive sur le marché. Ce risque est avéré: il s'est déjà réalisé
dans le passé, les entreprises ont payé des dédommagements, et un
entrepreneur responsable en tient aussi compte dans l'évaluation de
ses choix.
Que se passe-t-il en revanche, si on insiste absolument pour appliquer à la même décision le nouveau principe de précaution ? Celui-ci voudrait qu'on ne puisse livrer un nouveau médicament que si les tests cliniques ont été assez longs pour qu'on puisse absolument garantir qu'il n'y a plus aucun risque sérieux. Or, la recherche moléculaire a eu beau faire des progrès, on ne peut acquérir une telle assurance que si on fait des tests indéfiniment longs ; et dans ces conditions-là il devient impensable d'investir dans de nouveaux médicaments.
Par conséquent, pour prévenir des risques dont on sait, statistiquement qu'ils concernent moins d'une molécule sur mille, l'application stricte du principe de précaution nous priverait des bénéfices de toutes les nouveautés pharmaceutiques qui ne pourraient plus voir le jour. Et cela, comparé au dommage contre lequel ce principe pourrait nous protéger, serait une perte bien plus grande.
Le législateur est apparemment conscient du caractère inconséquent de ce principe de précaution puisqu'il en amende lui même la portée:
« les autorités publiques veilleront, par application du principe de précaution, (...) à la mise en œuvre de (...) mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage » (article 5 de la Charte de l'environnement).
Ce faisant, inspiré par la bonne vieille prudence, l'Etat s'autorise simplement à déterminer lui même ce qu'est le risque acceptable, annulant dans les faits le prétendu "principe", dont l'invocation ne sert plus qu'à lui donner le pouvoir d'entraver à sa guise toute aventure humaine, pour peu qu'elle s'approche de l'oeil du cyclone politico-médiatique : le seul effet du principe de précaution devient alors d'aggraver l'insécurité juridique de l'entreprise, et de conduire maints projets économiquement viables à l'abandon - à moins qu'on ne les reprenne sous d'autres cieux ; par essence contradictoire, et contraire à son but prétendu, il n'est en fait qu'un prétexte de plus à l'intervention arbitraire de l'état sur les choix individuels.
aboutit à un équilibre acceptable
entre les risques de l'action et ceux de l'inaction,
le principe de précaution déplace artificiellement
la limite dans le sens de l'inaction"
Tel est le grave défaut conceptuel du principe de précaution : là ou le principe de responsabilité aboutit à un équilibre acceptable entre les risques de l'action et ceux de l'inaction, le principe de précaution déplace artificiellement la limite dans le sens de l'inaction, par le biais de décisions politiques dont on sait qu'elles sont souvent moins fondées sur la science que sur les modes médiatiques, les intérêts des lobbies bien en cour, et les peurs irrationnelles alimentées par des mouvements dont les arrière-pensées sont ouvertement anti-capitalistes.
Les conseillers du politique semblent parfaitement connaître cette malformation congénitale du principe de précaution. Mais pourquoi, en France, politiciens et technocrates iraient-ils faire oeuvre de pédagogie contre cette idée fausse ? Ce délitement du principe de responsabilité, ils en sont les premiers bénéficiaires ! Quant aux administrations, le principe de précaution leur donne un prétexte supplémentaire pour justifier postes, moyens et prébendes, là ou le principe de responsabilité réduit au contraire leurs prérogatives au profit des acteurs privés. Comment s'étonner de leur adhésion massive ?
L'inscription du principe de précaution dans le droit français est donc la conséquence et le prolongement naturel d'une déliquescence accélérée du principe de responsabilité individuelle dans ce même droit. Les pertes induites par cette subversion des principes juridiques devraient hélas largement en surpasser les très hypothétiques bénéfices.
Note initialement écrite pour l'institut Turgot en juillet 2006.
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