Le mythe de la "dérégulation financière sauvage" qui aurait provoqué la crise catastrophique que nous connaissons a la peau dure. Voici par exemple ce que l'on peut lire sur le blog d'un économiste en vue (et souvent bon, soit dit en passant) de la blogosphère, Barry Ritholtz, citant un confrère avec lequel il se trouve en accord:
From this confluence of campaign finance, personal connections, and ideology there flowed, in just the past decade, a river of deregulatory policies that is, in hindsight, astonishing:
insistence on free movement of capital across borders;
the repeal of Depression-era regulations separating commercial and investment banking;
- a congressional ban on the regulation of credit-default swaps;
- major increases in the amount of leverage allowed to investment banks;
- a light (dare I say invisible?) hand at the Securities and Exchange Commission in its regulatory enforcement;
- an international agreement to allow banks to measure their own riskiness;
- and an intentional failure to update regulations so as to keep up with the tremendous pace of financial innovation.
The mood that accompanied these measures in Washington seemed to swing between nonchalance and outright celebration: finance unleashed, it was thought, would continue to propel the economy to greater heights.
Chacune de ces "dérégulations" mérite un petit commentaire :
1. Liberté de mouvement de capitaux à travers les frontières: il y a encore quarante ans, les mouvements de fonds transnationaux demandaient plusieurs jours et requéraient des frais hors de proportion avec ce qu'ils sont aujourd'hui. La liberté de circulation des capitaux et la fluidité qui l'ont accompagné ont été un fabuleux vecteur d'opportunité pour de nombreuses sociétés établies dans des pays qui sont parti de très bas (Taïwan, Singapour, Malaisie, ...) et qui ont joué à fond le jeu de la mondialisation des échanges, et par ricochet pour nos entreprises, qui ont pu trouver de nouvelles opportunités de croissance.
2. Abolition des règles de séparation entre banques commerciales et banques d'investissement: le fait est que si cette séparation a disparu depuis 1999, après 66 ans de "glass steagal act", les banques d'affaires ne se sont pas aussitôt mariées à des grandes banques commerciales. Par contre, la possibilité de tels mariages en a sauvé 4 sur 5 de la cessation d'activité depuis le début de 2008.
3. Refus du congrès de réglementer les "credit default swaps" : un point pour lui, quoiqu'il ne dise pas en quoi une telle réglementation aurait pu empêcher que les mêmes bons soient sur-couverts par plusieurs assurances dont beaucoup purement spéculatives, et en quoi la régulation n'aurait pas amené son lot d'effets inattendus et pervers... Il est également à noter que la solution prévue pour remédier à ce problème de sur-spéculation à découvert est une sorte de chambre de "compensation" des options que les opérateurs se prennent entre eux: pas réellement une option ultra-réglementaire, donc.
4. Augmentation des effets de levier légaux autorisés aux banques d'affaire: parfaitement exact, j'en ai d'ailleurs déjà parlé, mais est-ce un problème de dé-régulation ou de dé-mission du régulateur ? Quand un état choisit la voie de la régulation, il devrait savoir que la première chose que le régulé va essayer de faire, c'est de fléchir le régulateur. La dérégulation invoquée ici n'en est pas une mais est au contraire la preuve que la régulation est la porte d'entrée du "capitalisme de connivence"
5. Une SEC bien molle vis à vis des banques : la encore, parler de "dérégulation" alors qu'il s'agit seulement d'une incapacité de l'état à assumer les conséquences de la voie régulatrice qu'il a choisie, confine au "foutage de gueule", Mister Ritholtz.
6. Un accord international pour permettre aux banques d'auto-mesurer leur propre exposition au risque: Je suppose que Ritholtz évoque Bâle I (puis Bâle II). Là encore, parler de dérégulation est une fumisterie, je vous renvoie à mon article sur ces charmantes constructions réglementaires censées expliquer aux banques comment faire leur boulot.
7. "Une incapacité INTENTIONNELLE (de l'état) à tenir à jour ses réglementations pour tenir compte de l'évolution rapide des innovations financières" -- Là encore, il s'agit d'une pure foutaise: tout d'abord, l'état américain a ajouté dans les années 2000 jusqu'à 70 000 pages annuelles de réglementations applicables aux banques, sans doute le secteur le plus réglementé au monde avant même les armes et le nucléaire civil.
Ensuite, l'incapacité de l'état à se tenir à jour des pratiques privées n'est pas intentionnelle: elle est sociologique, et inhérente à l'incapacité de toute bureaucratie d'embaucher les meilleurs spécialistes d'une thématique donnée, et quand bien même, de les faire travailler dans un cadre leur permettant de donner le meilleur d'eux mêmes. Si 70 000 pages d'inepties n'ont pas permis de mettre à jour les règles par rapport aux pratiques financières, ce n'est pas par une volonté béate de "déifier wall street et le marché", comme le suggère Ritholtz, mais parce que les régulateurs sont par nature bien vite dépassés par la tâche... Et qu'ils finissent par s'en ficher, tant que la paie tombe.
Quand on veut "réguler", il faut non seulement légiférer mais se donner les moyens de faire appliquer la législation et de faire évoluer la législation avec les pratiques : c'est impossible, quand le volume de textes applicables occupe une très grande salle de bibliothèque.
Dérégulation, donc ? Mais quelle dérégulation ?
Ajoutons que brandir les 7 éléments qui précèdent comme preuve d'une soi disant folie dérégulatrice, c'est oublier que:
> Le marché du crédit US était régi par des lois très contraignantes (dont le Community Reinvestment Act) qui ont contraint les banques à octroyer des prêts qu'elles n'auraient jamais ouvert,sauf accident, dans un marché libre. Les banques devaient prouver leur bonne application du CRA à pas moins de 4 agences fédérales.
> Le marché du crédit US a été largement modelé par l'intervention de deux géants opérant sous la garantie de l'état, Fannie et Freddie, et dont la subordination à des objectifs politiques incompatibles avec une saine gestion financière, a provoqué le gonflement d'une bulle de crédit sans précédent. Ce sont d'ailleurs les démocrates, prompts à crier haro sur la dérégulation aujourd'hui, qui se sont principalement opposés à la réforme de la régulation de ces deux monstruosités juridiques.
> Les réglementations de Bâle ont de facto donné à des agences de notation une position oligopolistique, et ont créé une demande artificiellement gonflée en produits de titrisation opaques, pourvus qu'ils paraissent peu risqués aux yeux des agences. Comme je l'ai déjà dit, "ne pas réguler" les fonds propres des banques mais les obliger à être transparentes sur la compostion de leurs portefeuilles aurait permis aux partenaires et investisseurs d'exercer leur propre jugement, et aurait sans aucun doute permis d'allumer des signaux d'alerte bien plus précoces chez les investisseurs.
> En matière de réglementation du sol, les états US les plus "dérégulés" sont ceux qui ont connu le moins de bulle immobilière et le moins d'augmentation du nombre de faillites d'emprunteurs.
La crise actuelle n'est pas une crise d'une prétendue dérégulation sauvage, mais une crise d'incapacité du législateur à maîtriser les conséquences inattendues de chacune des couches législatives qu'il a imposées aux banques depuis des décennies.
Même si aujourd'hui, nous avons l'impression de nous époumoner dans le vide, le temps viendra où la justesse de notre diagnostic sera reconnue, et où les remèdes qui en découleront se situeront aux antipodes des billevesées étatistes actuellement appliquées.
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Sur l'histoire des effets de levier, il faut bien comprend quelque chose : l'effet de levier primaire est celui du ratio de réserve imposé aux banques dans notre système de réserve fractionnel. C'est un outil inventé pour contrer le risque intrinsèque majeur d'un système de réserve fractionnel, celui du bank run : si on accepte qu'une banque prête les sommes en dépot, mécaniquement, si les déposants viennent rechercher les sommes déposés, la banque ne peut pas les rendre puisqu'elle les a prêté à un tiers. Pour palier ce risque intrinsèque, deux grands principes ont été développés : un ratio de réserve, qui oblige les banques à conserver une partie des sommes déposés comme réserve pour éviter de n'avoir plus aucun argent si une partie de ses déposants viennent pour un retrait simultané. Et un système de mutualisation assuré par une banque centrale, permettant de mutualiser ces réserves ou une partie d'entre elles, pour les prêter aux banques les plus touchées par un retrait simultanée de fonds de leurs déposants. En améliorant le système de mutualisation, en y ajoutant des garanties explicites de l'Etat (création de fond d'assurance des dépots comme la FDIC aux Etats Unis), ou des garanties implicites de l'Etat ("nous ne laisserons aucune banque tomber"), on a pu progressivement faire baisser le ratio de réserve, et par là même augmenter très sensiblement l'effet de levier et donc les sources de profits pour les banques. A chaque fois qu'on a garanti un peu plus les banques contre le bank run, l'effet de levier a pu être augmenter, et avec les profits du système bancaire. Pour rappel, le ratio de réserve pour les banques européennes dans la zone euro, c'est .... 2%. Tu parles d'un effet de levier.
Mais se focaliser sur l'effet de levier, c'est se tromper de cible. Ce n'est qu'un effet, pas une cause. D'ailleurs les ratios de réserve sont très différents selon les pays, par exemple beaucoup plus important aux Etats Unis qu'en Europe, et ca ne les a pas empêché de trébucher. Le vrais problème est dans l'éradication du risque de bank run par le système des banques centrales et au dessus, la protection illimitée de l'Etat ("too big to fail" etc ...). Le vrais problème est celui de l'aléa moral créé par cette éviction du risque. Ce n'est pas des ratios comptables qui empêcheront les banques de prendre des risques, c'est la crainte de la faillite via la fuite des déposants. Quel déposant aujourd'hui se soucie de savoir si sa banque est une bonne banque au sens de la protection de son épargne ? Si elle a une bonne santé financière ? Personne. Car ca n'a plus aucun rôle dès lors que l'Etat garantit les banques contre la faillite et les déposants contre la perte de leur pécule.
C'est ce qui fait dire à James Grant sur le site du Mises Institute : "Bring Back the Bank Run!" (http://mises.org/story/3350), rendez nous le seul mécanisme qui mettait de la pression sur les banques pour ne pas prendre de risques insensés.
Tout le vingtième siècle est une lente course pour garantir les banques contre la faillite et le bank run, de manière à augmenter les effets de levier, avec pour conséquence des profits toujours croissants pour les banquiers, un crédit toujours plus abondant pour "relancer" les économies encore et encore par la fuite en avant, et une croissance de l'Etat par la dette toujours plus importante.
Comme le dit Jim Rogers : "it's bad economics, and it's morally outrageous".
Rédigé par : ST | lundi 30 mars 2009 à 12h45
Les fonds propres (insuffisants ou non ?) des banques ne constituent pas le problème essentiel. Si on impose aux banques d'avoir des fonds propres élevés, alors elles seraient obligées d'augmenter proportionnellement leurs agios afin de rémunérer leurs actionnaires. Le fait que les fonds propres des banques se soient abaissés à quelques 3% à 6 % du total de leur bilan a permis d'abaisser le coût des crédits et des services bancaires et de participer efficacement au formidable essor économique mondial observé depuis la seconde guerre mondiale.
Mais les banques doivent faire le métier de banquier, et non pas se transformer en casinos, ce qui s'est produit depuis une vingtaine d'années. Le banquier doit prêter à une multiplicité d'emprunteurs solvables. Il peut alors calculer par des méthodes stochastiques le risque de défaillances de ses clients emprunteurs et prélever des agios suffisants pour couvrir ses risques. La loi des grands nombres assure la rentabilité de son activité de prêts. Le banquier d'affaires doit répartir ses placements et participations dans les entreprises avec la même sagesse, en analysant judicieusement la situation des dites entreprises avant d'investir. Il doit gérer avec le même sagesse l'argent que ses clients lui demandent de placer.
Les désordres qu'on observe actuellement ont deux sources: d'abord les prêts faits à des emprunteurs présentant des risques excessifs d'insolvabilité, ensuite la folie de leurs spéculations sur les produits dérivés, qui n'apportent rien à l'économie et ne constituent que des jeux de hasard qu'on aurait du laisser aux bookmakers. Les banques ont embauché des "mathématiciens de génie" en pensant qu'ils leur permettraient de plumer les gogos qui se précipitent vers le miroir aux alouettes que constituent ces produits. Las, l'économie se plie mal aux mathématiques et aux calculs probabilistes, car elle constitue un domaine évoluant en fonction des comportements de millions ou de milliards d'acteurs, et que les statistiques faites sur le passé et le présent ne peuvent servir à prédire un avenir résultant du jeu de ces millions et milliards d'acteurs tous plus ou moins avertis du passé et qui changent leur jeu en fonction de ce qu'ils ont appris.
En jouant au casino l'argent que leur confie leurs clients, le banques récoltent le fruit de leurs inconséquences et de leur orgueil, et font courir des risques inadmissibles à leur client. On n'est pas loin de l'abus de confiance.
Rédigé par : michel | lundi 30 mars 2009 à 18h30
Certainement, mais en attendant on va réguler à tour de bras, en rajoutant de nouvelles couches. Attendons les recommandations qui vont sortir de tous les sommets prévus en avril et comptons les pelures d'oignon !
Rédigé par : lolik11 | mardi 31 mars 2009 à 01h23
@michel :
je ne sais pas si votre commentaire était en réponse au mien ou à l'article.
Just in case, je ne parlais pas du ratio endettement sur fond propre, mais du ratio de réserve, c'est à dire de la part des dépots que la Banque doit conserver en réserve et non prêter.
Mais dans les deux cas, le problème n'est pas celui des ratios. Il n'est pas non plus celui du manque de sagesse, ni celui de confondre son métier avec celui de casinotier. Le problème dont découle tout le reste est celui de l'aléa moral constitué par la protection explicite ou implicite de l'Etat contre la faillite bancaire. Dès lors que vous sortez le risque de l'équation, la pression sera trop forte et aucune pseudo régulation ne pourra empêcher les dérives à terme : les ratios prudentiels seront contournés, les comptes habillés, des montages inventés, des produits exotiques créés etc... La seule vrais barrière simple et efficace contre ces dérives, et qui ne demande pas 70 000 pages par an de nouvelle régulation, c'est la responsabilité devant l'échec que constitue la certitude d'assumer vos pertes si et quand elles se produiront.
Enfin, sur la conclusion de votre article, les banquiers ne jouent pas au casino : au casino, vous pouvez perdre. Les Etats ne laissent jamais les banques perdre, et c'est bien la le problème.
Rédigé par : ST | mardi 31 mars 2009 à 09h53