L’une des raisons les plus souvent invoquées pour justifier le blocage de toute réforme des tristement célèbres lois Royer (1973), Raffarin et Galland (96), est la "nécessaire sauvegarde du petit commerce", dont les difficultés sont perçues comme le prélude à l’extinction de la vie des centres urbains. Rappelons que ces lois subordonnent l'autorisation d'ouverture de toute grande surface au vote d'une commission "représentative" d'élus et de représentants du petit commerce, d'une part, et encadrent sévèrement les prix de ventes entre fournisseurs et centrales d'achat. Ces lois sont connues pour avoir favorisé une importante corruption des élus locaux, "afin de financer les partis politiques", bien sûr.
Passons sur la prémisse interventionniste qui préside à un tel raisonnement. Quand bien même le petit commerce serait menacé dans son existence par la grande distribution, et quelle que soit la sympathie que la boucherie Sanzot nous inspire,où les larmes que sa fermeture nous arrache, au nom de quoi l’état et les maires devraient mettre en place des lois pour conférer des avantages à un mode de distribution plutôt qu’un autre ?
Ajoutons que le "petit commerce", enfin, celui qui a survécu, s’est adapté à la concurrence des usines à vendre situées en périphérie des villes, soit en abaissant ses coûts d’achat et de distribution (regroupements de commerces, franchises…), soit en investissant les galeries marchandes des hypers, soit, surtout, en investissant les créneaux sur lesquels la grande distribution se montre la moins performante.
La lutte contre la libre installation des grandes surfaces : des effets inattendus !
Mais laissons là ces considérations de côté, et attaquons le nœud du problème : Pour contre-intuitif que cela paraisse, plusieurs études, citées par Pierre cahuc et André Zylberberg (*) dans leur dernier ouvrage ("les réformes ratées du président Sarkozy") ont montré que l’emploi dans le petit commerce était d’autant plus dynamique que les barrières à l’installation des grandes surfaces étaient faibles.
L’une de ces études, des français Kramarz et Bretrand, parue dans le « Quarterly journal of economics » de l’université de Harvard en 2002 (payante), a montré, d’une part, que le "petit commerce" avait connu une croissance plus importante dans les agglomérations ou la concurrence inter-grandes surfaces était la plus forte, et d'autre part, que la croissance de l'emploi avait été bien plus faible dans le petit commerce après l'instauration de la loi Royer dans les commerces en prise directe avec les grandes surfaces (de 0,6 à 0,1% par an), qui auraient dû être « protégés », et augmentée dans les secteurs comme la restauration, où les grandes surfaces concurrencent fort peu la restauration de centre ville (de 0,8 à 1,7%/an).
Cela s’explique aisément par un simple raisonnement Schumpeterien : dans les villes où malgré les lois sus-mentionnées, les grandes surfaces établies n’ont pu empêcher l’arrivée de nouvelles enseignes, aucune d’entre elle ne détient de part de marché suffisante pour qu’une entente stable sur les prix puisse se former : dans ces villes, les prix dans les grandes surfaces, jusqu’à l’aube du nouveau millénaire, ont été longtemps inférieurs de 15% à ceux des villes où un seul, voire deux des grands groupes de distribution au niveau national, détenaient une position dominante.
Ces 15% ont permis aux ménages clients des grandes surfaces d’économiser sur les achats en grande surface, leur octroyant une marge supplémentaire pour effectuer des achats différents dans des commerces dits « de proximité », ce qui ne veut plus dire grand-chose de nos jours.
Hélas, la loi Galland (1996) a grignoté cet avantage en imposant aux grandes surfaces un prix d’achat fournisseur unique, qui a anihilé de facto la concurrence sur de nombreuses marques entre points de vente.
Un bilan des lois anti grandes surfaces défavorable aussi au petit commerce !
Résultat : entre 1996 et fin 2002, la marge brute des hypers, toujours selon MM. Cahuc et Zylberberg, est passée de 21,5 à 33 %, ce qui est tout à fait considérable, et les économistes P. Askhénazy et K. Weidenfled ont calculé que les lois Royer, Raffarin et Galland avaient empêché la création de 100 000 emplois dans le commerce tous secteurs confondus, y compris une partie dans le commerce de proximité.
Rappelons ce principe de base du fonctionnement de la wealth machine du monde libre, connue sous le nom certes peu avenant de "destruction créatrice" : toute amélioration de la productivité de certains producteurs de bien et services, en forçant les compétiteurs les moins performants à s’adapter ou à mourir, permettent aux consommateurs de bénéficier de gains de pouvoir d’achat qui vont permettre aux produits et services innovants de trouver leur place dans le budget des ménages. En contrepartie, si l’on bloque ce processus de transformation en protégeant un acteur économique particulier parce qu’il réussit à faire pleurer sur son sort, alors on empêche ces mêmes entreprises innovantes de trouver des débouchés, et donc de créer les emplois de demain, ceux qui assurent l’avenir de la population active.
En ce sens, le développement des grandes surfaces, en améliorant la productivité de la distribution, a sans aucun doute favorisé l’émergence d’un petit commerce renouvelé bien plus attractif que les petites épiceries de quartier de grand-papa. Ces petits commerces ont pu vendre des produits plus spécialisés à plus forte marge, et certains sont devenus de véritables petites PME de plusieurs salariés, bien loin du business model ou monsieur gérait la boutique avec l'aide de madame qui l'assistait gratuitement à la caisse.
L'exemple type de cette évolution est la boulangerie: la qualité et la variété des pains aujourd'hui accessible aux consommateurs est sans commune mesure avec le produit standardisé et pour tout dire souvent décevant que l'on trouvait dans les étals dans les années 70 -- sauf dans quelques boulangeries haut de gamme. En contrepartie, de nombreuses boulangeries de quartier ont aujourd'hui plusieurs salariés, tant en salle qu'au fournil.
Mais les freins à la concurrence inter-grandes surfaces ont, au contraire, contribué à freiner ce mouvement de mutation-modernisation du petit commerce, sans pour autant contribuer à maintenir en vie les échopes plus traditionnelles.
Bref, une fois de plus, un préjugé économique apparemment intuitif est battu en brèche dans le monde réel. Ce qu'on voit, ce sont des usines à vendre qui vont manger tout cru l'épicerie d'antan. Ce qu'on ne voit pas, c'est que la grande distribution est à terme un atout pour le petit commerce, du moins celui qui fait preuve du talent et de la capacité d'adaptation nécessaire pour profiter des mutations induites par la grande distribution dans nos habitudes de consommation.
La loi LME, l'occasion ratée
La loi LME était censée lever ces barrières à l’établissement d’une plus grande concurrence entre grandes surfaces. MM. Cahuc et Zylberberg montrent que le lobbying intensif des principales enseignes de la distribution a vidé cette loi de sa substance par le jeu de mauvais amendements parlementaires, et a sans doute rendu encore plus perméable à la corruption le processus d’autorisation de nouvelles surfaces commerciales, notamment au plan de l’urbanisme.
Il serait temps que le principe de la liberté d’établissement redevienne la règle de base prévalant à l’ouverture d’entreprises nouvelles, tous secteurs confondus. Tant l'emploi dans le commerce que le rapport qualité/prix et la diversité des choix offert aux consommateurs, donc leur pouvoir d'achat, en bénéficieront.
-----------
(*) MM. Cahuc et Zylberberg ont déjà été cités dans ce blog en 2005 pour leur excellent livre sur le chômage.
Si vous voulez Mr Bénard, poser une question à Raffarin, il est l'invité du Talk Orange - Le Figaro.
Rédigé par : bibi33 | mardi 30 juin 2009 à 13h17
Bonne remarque sur la boulangerie.
Moi qui suis un vieux con, je me souviens d'une époque où : a) je me lamentais sur la qualité du pain disponible, b) le prix du pain était réglementé, c) un boulanger parisien devait demander l'autorisation de la mairie avant de fixer ses dates de vacances (cette dernière réglementation, pratiquement inconnue des Parisiens, était encore en vigueur il y a quelques années, bien que plus appliquée en pratique).
Comme par hasard, les points a, b et c se sont inversés en même temps.
J'ai cru comprendre qu'aujourd'hui, à condition de bien s'y prendre, le business de la petite-boulangerie-de-proximité pouvait être très lucratif.
Rédigé par : Robert Marchenoir | mardi 30 juin 2009 à 16h03
Autre observation, anecdotique, mais je crois aux anecdotes.
On parle de concurrence insuffisante dans la grande distribution, de prix trop élevés.
Regardez les prix de la lessive. C'est un produit qu'on sait fabriquer depuis des siècles, c'est une vulgaire matière première, c'est un truc qui sort à la tonne d'usines automatisées où ne travaillent que quelques esclaves chinois, payés à chaque fois qu'il tombe un oeil à un magnat du CAC 40 (désolé pour les âmes sensibles, je résume).
Ca devrait coûter que dalle. Ca coûte la peau des fesses.
J'ai récemment vu dans plusieurs grandes surfaces un baril d'une grand marque tout à fait courante, à 12 euros. 80 balles le paquet de savon pour laver ses nippes.
Même si c'était de la lessive Dolce et Gabbana avec de la poussière d'or dedans, ça devrait pas coûter ce prix-là.
L'écart du prix au kilo entre la lessive "courante" (c'est à dire horriblement chère) et les marques de distributeur les moins chères (difficiles à trouver) est, de mémoire, de l'ordre de 1 à 8.
On trouve (en cherchant très fort) des paquets de lessive concentrée à 2 euros virgule.
Le "vrai" prix étant, bien entendu, celui-là, celui de la lessive de pauvre. Car une différence de qualité réelle (il y en a, les tests le prouvent) ou même fantasmée (suggérée par le marketing) ne peut guère justifier qu'un surcoût de 10, 20 ou 30 %. Pas de 900 % !
Y'a quelque chose de tordu dans ce système.
Rédigé par : Robert Marchenoir | mardi 30 juin 2009 à 16h22
Absolument, la boulangerie est un excellent exemple. Aujourd'hui, une boulangerie parisienne typique est une petite PME avec une bonne dizaine d'employés. C'est une entreprise bien rentable, dans un secteur très concurrentiel : quand je suis arrivé dans mon appartement il y une douzaine d'année, un nouveau boulanger a repris la boulangerie en bas de chez moi. En deux trois ans il s'est fait un excellent réputation dans le quartier, ses effectifs ont triplés, il est passé de la baguette / croissant à toute une gamme de pains et de patisseries très varié. En quelques années, la queue s'est allongée en bas de chez moi, et la boulangerie 100 mètres plus loin sur la place s'est vidée : le boulanger a jeté l'éponge et l'affaire a été reprise pas un nouveau boulanger qui a su également remonter le niveau qualitatif. Au bout de 6 ou 7 ans, le boulanger en bas de chez moi a vendu avec un bon profit pour déménager dans un établissement plus grand et mieux placé.
Globalement, en une dizaine d'année, c'est l'ensemble de la qualité de l'offre (gustatif et variété) qui a été dopée. Alors oui la boulangerie à l'ancienne avec son trio baguette/pain/batard s'est peut être fait mangé par les grandes surfaces qui produisent un pain industriel de qualité honorable, mais au final, en poussant les boulangeries à trouver des niches plus porteuse, c'est la qualité globale qui a explosée.
Dernier point : la boulangerie est aussi une bonne démonstration que le prix est loin d'être le seul critère. La baguette est 30% moins cher dans toutes les supérettes autour de chez moi et si tout le monde trouve toujours la baguette à 1 euros trop chere, force est de constater que les boulangeries ne désemplissent pas, même quand elles sont en face de la supérette qui vend son pain 70 centimes.
Rédigé par : ST | mardi 30 juin 2009 à 16h27
"même quand elles sont en face de la supérette qui vend son pain 70 centimes."
C'est normal, la superette ne vend souvent qu'un type de pain tout moche et plutôt pas terrible au goût.
Les clients veulent avoir une offre diversifiée (comme pour les voitures d'ailleurs) et si la qualité est au rendez-vous, ils sont prêts à payer un peu plus cher car l'effort se doit d'être récompensé. En ville, il y a pas mal de boulangeries franchisées : elles ont un sacré succès.
Rédigé par : Théo2touluse | mardi 30 juin 2009 à 21h47